Le Requin Barjot – 05/50 : Fin des années Cucamonga

Vie et oeuvre de Frank Zappa en 50 épisodes…

Citation : « Au bout d’un moment j’leur ai dit : écoutez, pourquoi on essaierait pas d’faire kekchose, et d’faire kekchose d’original, parce qu’on jouait ‘Midnight Hour’ et toute cette merde. Alors je les ai convaincus de devenir bizarre »

05/50 - Fin des années Cucamonga.

  • Proposé et réalisé par Gilles Gouget de DivergenceFM à Montpellier.
PlaylistTexte

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Requin Barjot – 05/50 : Fin des années Cucamonga. – 57’30’’

 

1964… Le complot ourdi par la brigade des mœurs, la prison, la destruction du Studio Z, c’est sur ces anecdotes plutôt tragiques que vont se refermer les années Cucamonga, sans une larme, comme dans les films.

Frank Zappa va partir à Los Angeles, dans le quartier d’Echo Park, et va emménager dans un petit appartement, au 1819 de Bellevue Avenue. Il est fauché, et oncques ne serait surpris s’il avait en plus les boules, mais qu’à cela ne tienne, il trouve un job chez un disquaire, au Wallich’s Music City, dans le centre de la ville.

Frank Zappa, n’a assez d’argent que pour aller travailler en bus en attendant son premier salaire. D’ailleurs, sitôt son premier chèque encaissé, il file chez l’épicier philippin du coin et s’achète un grand paquet de riz, de haricot et de condiments divers, se fait une marmite pour toute la semaine, une plâtrée pour le soir même, pour se retrouver terrassé par des douleurs d’estomac insupportables.

La cuisine de Frank Zappa est un endroit dangereux, et pas que pour l’estomac, car il y traîne toutes sortes de menaces quand on y marche pieds nus la nuit. Les miettes mal intentionnées, les trucs mous que l’on piétine, la crème toute figée, les conserves qui vous coupent le bout du doigt, l’éponge que l’on ose plus essorer de peur de voir ce qu’il en sort, tous ces petits monstres qui peuvent vous suivre dans votre lit et vous faire mourir du danger de la cuisine dangereuse, The Dangerous Kitchen, en 1983.

Au Wallich’s Music City, il est vendeur au rayon des singles, et reçoit un jour la visite d’un Welton Featherstone, un noir américain au bien joli nom de plume-caillou, venu là acheter quoi ? des singles, ce qui tombait rudement bien. Au cours de la conversation, il demande à Frank Zappa s’il est déjà allé à l’église. Frank Zappa lui répond qu’il a été élevé comme un catholique, mais que bon… l’autre le coupe aussi sec : « non non non, je voulais dire dans une vrai église ».

Alors, il lui parle d’un endroit appelé L‘église du monde, qui se trouve non loin de l’appartement de Frank Zappa, et que dirigent un couple d’évangélistes de choc, les Jaggers. Frank Zappa se souvient en effet avoir vu le père Jaggers à la télé, alors qu’en réponse à un téléspectateur, il donnait son explication ‘évangélique’ du phénomène des OVNIS : Les soucoupes volantes ne sont rien de plus que des chérubins et des séraphins. Et à cause de la grande vitesse à laquelle ils évoluent, leur petits corps se mettent à luire en entrant dans notre atmosphère. Plume-caillou encourage d’autant plus Frank Zappa à aller voir cette église que c’est un soir de baptême et qu’il n’en croira pas ses yeux.

Comme les distractions sont rares, Frank Zappa va voir l’église. Elle se trouve dans un hangar métallique, et une scène flanquée à gauche d’un piano blanc, et à droite d’un orgue de la même couleur tient lieu d’autel. Un énorme jésus sur sa croix, en carton, éclairé par des ampoules bleu-blanc-rouges domine les fidèles noirs, mexicains, philippins et japonais, qui visiblement sont tous pauvres, mais qui seront ponctionnés de leurs deniers à trois reprises durant l’heure que Frank Zappa va passer là.

Au fond de la scène se trouve le réservoir baptismal, une sorte d’aquarium tout en longueur rempli jusqu’à la taille d’une eau verte. Les candidats au baptême, vêtus de robes blanches, se font traîner sous l’eau sur toute la longueur de l’aquarium par les Jaggers, et l’un d’eux va même manquer de s’y noyer. Frank Zappa en a assez vu et décide de s’en aller, quand le père Jaggers annonce au micro (un Neuman U-87 qu’il tient à la main) : Jésus m’a dit que vous aviez encore un milliers de dollars dans vos poches !

À ces mots, un groupe se lève et commence à marcher dans l’allée, tels des zombies, en sortant des tas de biftons de leurs poches. Et les voyant faire, le vieux Jaggers se met à hurler je vais faire pleuvoir sur vous les feux du saint esprit ! et joignant le geste à la parole, il lève les bras et agite ses doigts vers le ciel, alors que les fidèles poussent des petits Ooooo Oooooo, comme s’ils recevaient de vraies flammes. Pour parfaire le tableau, les petites lumières bleu-blanc-rouges se mettent à clignoter frénétiquement, et l’organiste à jouer de la musique d’épouvante.

Une fois de plus confronté à l’insondable étrangeté de la nature humaine, Frank Zappa rentre chez lui, en se disant que la paradis ne sera décidément jamais aux simples d’esprits tant qu’il y aura des gros cons pour les abuser.

Citation : « Les groupes qui avaient le plus de travail étaient ceux qui se faisaient passer pour des anglais, souvent des groupes ‘surf’ qui portaient des perruques pour avoir les cheveux longs, ou qui ajoutaient le mot Beatles quelque part dans leur nom. »

Dans ce Los Angeles limite obscurantiste du milieu des années soixante, Frank Zappa cherche un nouveau groupe, quand il ne vend pas ses disques au Wallich’s Music City, ou qu’il n’est pas en train de faire l’ethnologue dans la secte du coin.

Aux premiers jours, quand Paul Buff était encore propriétaire du studio, Frank Zappa avait joué avec Ray Collins, un chanteur dont nous avons déjà entendu l’organe, qui avait chanté avec un bon paquet de groupe depuis la fin des années 50, et qui avait enregistré avec Little Julian Herrera et les Tigres… si quelqu’un connaît ce groupe, je lui paye un sandwich au caribou !

Ray Collins, en 1964, subvient à son existence comme charpentier, et chante les week-ends au Broadside, un bar de Pomona (une ville à l’Est de LA), dans un groupe appelé The Soul Giants.

Ray Collins téléphone un jour à Frank Zappa, pour lui dire qu’il s’est battu avec son guitariste, Ray Hunt, qui s’obstinait à jouer les mauvais accords quand il chantait, et qu’il en cherche un nouveau. Les Soul Giants sont un groupe de bar assez décent, et Frank Zappa apprécie particulièrement le batteur, Jimmy Carl Black, un indien Cherokee doté d’un intérêt presque surnaturel pour la bière.

C’est lui qu’on entend sur le 4ème album, dans Qui a besoin des Peace Corps ?, sorte de soldats-civils de la paix que le gouvernement américain envoyait dans les pays en voie de développement (d’Amérique du sud), pour apporter un soutien technique pour l’agriculture, l’éducation et la santé publique, néanmoins à cheval entre scoutisme, colonialisme, intox, et espionnage…

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Frank Zappa, qui caresse depuis un moment l’idée de faire un groupe qui allie morceaux expérimentaux et musique populaire, va réussir à convaincre le groupe de ce que la voie vers la richesse et du succès se trouve dans la composition.

Le fait demeurant que les bars ne veulent pas des groupes qui jouent leurs compositions, les dates se font de plus en plus difficiles à trouver, et Davy Coronado va quitter le groupe, bien qu’il aie un emploi fixe dans un bowling.

Le nom du groupe va être changé en Captain Glasspack and it’s magic muflers (Capitaine Paquet-de-verre et ses cache-nez magiques, mais muffler signifie aussi étouffoir, dans un piano).

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Citation : « Nous n’avions pas les cheveux longs, nous n’avions pas de tenue de scène, et nous étions moches comme cul. Nous étions, au sens biblique du terme, inemployables. »

Davy Coronado, le leader des Soul Giants qui quitte le groupe quand Frank Zappa convainc les autres musiciens de jouer des compositions, avait bien raison de croire que cela signifiait la fin des contrats avec tous les bars qui les engageaient, car petit à petit, les Soul Giants rebaptisés Captain Glasspack and it’s magic mufflers vont perdre toutes leurs scènes. Leurs scènes… un bien grand mot.

Au sud-ouest de Los Angeles, à Torrance, un des établissements qui vont peu à peu se passer des services du Capitaine paquet-de-verre et ses cache-nez magiques, s’appelle le Tomcat-a-Go-Go. Il faut savoir qu’à cette époque de l’histoire musicale américaine, n’importe quoi avec Go-Go à la fin est censé être le top de la meusterie, et tout ce qu’est supposé faire le musicien à la recherche d’un emploi stable est de se faire un chemin au travers de cinq sets de morceaux rythmiques lourdingues, tandis que des filles en costumes à franges font… le Twist, comme si ce mouvement particulier du corps résumait à lui seul toute l’esthétique du buveur de bière sérieux.

Un ancien magasin de chaussure de Norwalk, pas très loin de là, reconverti en speakeasy par le simple achat d’une licence pour vendre de la bière va aussi les renvoyer. Il n’y a pas de scène, et le groupe joue Louie Louie dans un coin de la salle, entouré de tables sur lesquelles trois femmes d’âge moyen-plus (la fierté de Norwalk, sans doute parentes du tenancier) dansent en collant noirs, des collants qui renferment ce que Frank Zappa imagine être du roquefort en forme de jambe humaine. Et puis… le cachet n’était que de 15$ pour le groupe, à se partager en quatre… Ce n’est pas pour si peu que Frank Zappa va interrompre sa quête du graal sonore. D’autant plus que ça fait déjà quelque temps qu’ils crèvent tous la dalle, un bon entraînement, en somme.

C’est justement à cette époque qu’ils retournent un soir au Broadside, à Pomona, et qu’ils re-rebaptisent le groupe The Mothers, un moment historique, et c’est plus tard qu’ils apprendront que c’est le jour de la fête des mères, il n’y a pas de hasard.

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Ce vont être dix mois de disette que vont traverser les Mothers autours de Los Angeles, avant d’investir la ville, persuadés qu’ils jouent la bonne musique, mais au mauvais endroit.

À Los Angeles, il vont enrichir un temps la formation de la voix et de la guitare d’Alice Stuart, une musicienne de folk qui intéresse Frank Zappa par sa maîtrise de certaines influence modales qu’il veut utiliser, mais en dépit de son jeu brillant et de ses qualités de chanteuse, Alice Stuart n’arrivera jamais à jouer Louie Louie, et Frank Zappa ne la gardera pas. Elle est remplacée par Henry Vestine, qui a son tour va repartir, effrayé quant à lui par la tournure progressivement de plus en plus bizarre que prend la musique de Frank Zappa. Il déclarera ne plus pouvoir s’identifier avec la musique du groupe et partira jouer dans Canned Heat.

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À peu près la moitié des chansons qu’il écrit au 1819 Bellevue Avenue exprime directement ce qu’il se passe autour de lui dans cette ville où cohabitent de façon malsaine tous ces jeunes babos qui n’ont que dieu, paix et amour à la bouche, et une tension raciale qui enfle chaque jour vers une éruption prochaine, dans les ghettos du Watts.

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Citation : « Quand on crève la dalle, on perd le compte des vacances ».

Los Angeles, 1964, à l’époque où Frank Zappa habite dans ce deux pièces qui failli voir son estomac exploser, il tombe un jour sur Don Cerveris, son ancien prof d’anglais (qui est décidément toujours là au bon moment), et à cette occasion, Don lui présente un ‘pop artist’ de l’East Village from New York, Mark Cheka.

Il a la cinquantaine, porte un béret et vit à West Hollywood avec une Stephanie de serveuse ; un parfait beatnik dont l’activité principale consiste en de grandes peintures ressemblant aux cibles d’entraînement de la police, et conçues de façon à être visionnées sous des flashs stroboscopique, comme de bien entendu. Frank Zappa dira, je cite : « je trouvais ça un peu déconcertant, mais foutre ! qu’est-ce que j’y connais à l’art ? ! ».

S’il va plutôt bien s’entendre avec l’homme au béret, c’est qu’il en était arrivé à la conclusion que son groupe avait besoin d’un manager, et que la personne amenée à occuper ce poste si important se devait d’avoir une expérience d’artiste (et ça, il allait salement le regretter). C’était, raisonnait-il, la condition sine qua non pour que leur esthétique soit proprement comprise, et une fois un tel manager trouvé, leur succès futur dans le show-business serait assuré.

Frank Zappa convainc Mark Cheka de faire ce mystérieux voyage jusqu’à Pomona (90 bornes), pour pouvoir voir les Mothers en concert au Broadside. A vrai dire, ni l’un ni l’autre n’y connaît quoi que ce soit en matière de managing, et alors que Frank Zappa est en train de lui proposer de leur trouver quelques dates, Mark fait hèle un Herb Cohen de ses amis ; Herb Cohen manage quelques groupes de folk ou de folk-rock, et en cherche d’autres…

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Le contrat sera signé pour le groupe par le frère d’Herb Cohen, Martin, surnommé mutt, qui peut vouloir dire pauv’type, chien ou encore sourd. Martin est avocat, et allez savoir ce qui lui vaudra ce surnom dans les prochains requins barjots…

Tout à la joie d’avoir enfin un Vrai Manager de Hollywood, les Mothers ne pensent qu’a cet homme merveilleux qui fait tourner des tas de groupes dans des Vrais Clubs de Hollywood depuis des années et qui va faire exactement la même chose pour EUX. Sans prendre ombrage des 15% qui disparaissent dans leurs poches.

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