Le Requin Barjot – 02/50 : Petits boulots et grandes rencontres.

Vie et oeuvre de Frank Zappa en 50 épisodes…

Citation : « Chaque américain, jeune ou vieux, devrait tous les jours crier avec véhémence Je doute de tout cela !!, car les gens de Madison avenue n’ont pas leurs intérêts à coeur »

02/50 - Petits boulots et grandes rencontres.

  • Proposé et réalisé par Gilles Gouget de DivergenceFM à Montpellier.
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Le Requin Barjot – 02/50 : Petits boulots et grandes rencontres. – 58’02’’

 

Tout comme son acolyte Don Van Vliet alias Captain Beefheart, Frank Zappa n’est pas très intéressé par les études supérieures, et s’il va fréquenter les universités de Antelope Valley à Lancaster, puis de Chaffey à Alta Loma, c’est expressément pour rencontrer les représentantes du beau sexe. Après le lycée, il se rendit compte que s’il quittait définitivement l’école, il n’en rencontrerait plus. Il rempila.

C’est à Chaffey qu’il rencontre Kay Sherman. Tous deux arrêtent la fac, emménagent ensembles et se marient. Frank Zappa a 20 ans. Il va alors enchaîner – et s’enchaîner à – plusieurs métiers. Tout d’abord une boite spécialisée dans les cartes de vœux sur soie, pour vieilles dames qui aiment les fleurs. A la fin de cet emploi, il dessine lui-même quelques-unes unes de ces ‘horreurs florales’. Puis c’est des annonces publicitaires qu’il va rédiger et réaliser pour les entreprises locales, pour finir par faire le vitrier, le représentant en joaillerie, et en encyclopédies.

Pour ces dernières, il fait du porte à porte, et si c’est l’expérience professionnelle la plus désagréable qu’il ait fait, il en garde la leçon. On essaie de lui apprendre tout l’art de faire glisser le contrat et le stylo dans la main du futur client sans qu’il s’en aperçoive, tout en lui montrant comme « ce sera beau, ces gros livres dans sa bibliothèque » de quand il en aura une. Tout l’attirail de la force de vente, les petits trucs psychologiques qui vont faire acheter à des gens qui n’ont pas de quoi se payer une miche de pain une encyclopédie à 300$ qu’il ne sauront même pas lire. Frank Zappa tiendra une semaine.

Côté musique, il joue le week-end dans un groupe de salon appelé Joe Perrino and the Mellotones, au Tommy Sandi’s Sahara Club, à San Berdino.

San Berdino, Californie, une ville qu’il chante en 1975, sur l’album One Size Fits All, une nouvelle fois ici avec Johnny Guitar Watson.

C’est l’histoire d’une fille amoureuse d’un gars qui bosse au rodéo local, du nom de Boby. Il se retrouve complètement bourré au Palomino, et se réveille à la prison de San Berdino dans une cellule de ‘décuvage’, avec quarante autres pochtrons, et une seule douche que Boby va soigneusement éviter. Mais les tourtereaux ne sont pas si bêtes et solitaires, car ils s’aiment d’un amour pur.

Il faut savoir qu’alors qu’il joue des valses qui lui donnent la nausée, dans ce club de San Berdino, plus de dix ans avant la sortie de One Size Fits All, il n’est pas très loin du moment où c’est lui-même qui franchira les portes dudit établissement pénitencier.

(…)

C’est en ces temps troublés qu’il rencontre Paul Buff. Il a servi dans les marines pendant plusieurs années, et y a appris l’électronique, pour qu’à sa libération, il puisse monter son propre studio d’enregistrement. Ce qu’il fit.

A partir d’un vanity-case, qu’il vide de tout son contenu et accessoires, il se fabrique une table de mixage avec des boutons tout pareils à ceux du laboratoire de Boris Karloff, dans Frankenstein. Il s’est aussi fabriqué lui-même un magnétophone demi-pouce à cinq pistes, à une époque où la majorité des studios travaillent simplement en stéréo. Seul Les Paul possède un huit piste, et Buff va arriver au même résultat en doublant ses pistes à qui mieux mieux.

(…)

Citation : « Les chansons que je chante sont là pour leur donner aux gens une autre perspective. Les gens sont stupides. Ils ne s’arrêtent jamais pour remettre les choses en question. Ils acceptent, simplement. Pouvez-vous imaginer un pays qui ne remette jamais en question la validité des majorettes ou des pom-pom girls ? À Lancaster, les pom-pom girls avaient une telle importance ! boola boola, ça ne leur suffisait pas ; elles dirigeaient littéralement le gouvernement étudiant. C’étaient des truies. Trop américain pour moi ».

Dans les mois qui vont précéder sa rencontre avec Paul Buff et son studio d’enregistrement avant-gardiste, Frank Zappa trouve finalement un job chez un disquaire et s’occupe des commandes. C’est là qu’il va emmagasiner des disques en quantité, sur ses étagères et dans tous les coins de sa cervelle. Là dans les circonvolutions de matière grise visqueuse, s’entassent et s’amalgament aussi ses premiers cours de musique, auxquels s’ajoutent les cours d’harmonie de Mr Russel, Miss Holly, et Mr Kohn, dans les cours duquel il s’infiltre en douce pour prendre des notes. Puis les mots vont s’ajouter en masse à ce cocktail.

Il loue pour 5 dollars, les week-ends, un magnétophone pour enregistrer les répétitions et autres improvisations. Mais il va aussi s’en servir pour interviewer les gens et les faire raconter leur vie au micro. C’est au cours d’un de ces enregistrements que l’histoire de Ronnie et Kenny Williams fait irruption dans la tête de Frank Zappa, qui trouve que c’est l’histoire la plus grotesque du siècle. Ronnie jouera de la guitare avec Zappa sur ces ‘premiers enregistrements’, et racontera comment, alors que lui et son Kenny de frère étaient enfants, il collectionnait ses crottes de nez sur une fenêtre, tant et si bien qu’elle finit par être opaque. Le frère Kenny n’est pas en reste en terme de pipi-caca : il tente de fabriquer du vin artisanal dans des jarres, dans l’espoir de vendre le fruit de son travail à l’école. Le résultat n’est pas terrible, alors il va pisser dans ce qui reste du produit, et attendre de voir ce que ça donne, jusqu’au moment où des choses noires vont commencer à se développer dans ce bouillon de sous-culture, à grossir, et à nager dans le mélange, en résistant à toute tentative d’identification.

(…)

C’est à Lancaster que Frank Zappa va former son premier groupe, The Blackouts, littéralement Les Évanouis, mais blackout fait ici référence à un coma éthylique dont quelques-uns de ses musiciens firent l’expérience par abus de peppermint schnaps, la boisson de choix de cette époque.

Le disque d’Edgar Varèse tourne toujours sur sa platine, et il le fait écouter à tous ceux qu’il connaît, c’est pour lui le test ultime à leur intelligence. Un test auquel ils échouent tous, en le traitant de barjot.

Le jour de son 15éme anniversaire, sa mère lui demande ce qu’il veut pour 5 dollars (une somme à l’époque). Au lieu qu’elle aille lui acheter quelque chose, il lui demande de le laisser faire un appel longue distance, chose que personne dans la famille n’avait jamais fait. Les renseignements lui donnent le numéro D’Edgar Varèse, à New York, et il appelle. C’est la femme du compositeur qui répond, pour dire à Frank Zappa que son mari est en Europe, à Bruxelles, où il travaille à une composition pour l’exposition universelle : Poèmes électroniques. Frank Zappa finira par avoir Varèse au bout du fil, et celui-ci lui parle très gentiment de Déserts, l’œuvre sur laquelle il travaille alors. Frank Zappa croira pendant très longtemps que cette composition parle de Lancaster, qui se trouve en plein désert.

(…)

Citation : Frank Zappa à propos de Village of the Sun : « Selon mes standards que j’admets ‘particuliers’, les paroles de cette chanson m’apparaissent comme des paroles sentimentales – et… il n’y en a pas beaucoup des comme ça dans mon catalogue ».

C’est à 18 ans que Frank Zappa arrête la batterie pour jouer de la guitare. L’instrument roi de cette fin des fifties est le saxophone, et les rares guitaristes qu’il a la possibilité de voir et entendre sont tous des ringards. Alors il puisera dans ses disques, mais toujours insatisfait, et trouvant que les soli ne sont jamais assez longs : Il ira s’en acheter une et jouer lui-même ce qu’il veut entendre.

C’est dans une vente aux enchères, pour 1$50, qu’il trouvera cette guitare à table sculptée, au verni effacé par le temps et le sable du désert, avec des f-holes – des ouïes, comme sur les violons –, et dont les cordes se situent à trois bons centimètres du manche. Frank Zappa ne connaît pas encore un seul accord, mais il s’en servira aussitôt pour jouer des lignes mélodiques. Puis, les notes vont commencer à se parler les unes aux autres, et en plus des accords qu’il va trouver tout seul, c’est dans un livre de Mickey Baker qu’il ira en chercher quelques autres.

A 16 ou 17 ans, c’est toujours de la batterie dont il joue dans les Blackouts.

Lancaster est tout à coté de la base de l’Air Force d’Edwards, dans le désert du Mojave, et Frank Zappa est issu et fait partie de cette nouvelle population de techniciens (dont son père fait partie), venus travailler sur des projets de missiles de tous poils, et qui n’est pas portée en très haute estime par les gros planteurs de luzerne, hostiles à tout ce qui peut venir d’en dehors de leur cher foutu désert, extérieur comme intérieur. Ces riches fermiers et leur progéniture, dont la sottise inspirera tant Frank Zappa, sont tout en haut d’une organisation sociale au bas de laquelle on trouve, exilées à Sun Village près de Palmdale, les populations noires, et mexicaines.

(…)

Un soir, Frank Zappa décide de produire son propre concert, en ville – uptown –, et de carrément louer la salle du Club des Dames local. C’est Elsie sa patronne, la disquaire, qui va se charger de louer la salle, elle aime le blues et passe mieux que les membres des Blackouts. Elle est aussi plus naïve qu’eux, et présentant le concert comme un « spectacle de gens de couleur (…) », ni elle ni Frank Zappa ne vont pleinement prendre conscience des ramifications socio-politiques de tout ceci, au moment où ils font la demande de location de la salle.

Les Blackouts répètent dans le salon des Harris à Sun Village, les tickets se vendent, et la veille du concert, à six heures de l’après-midi, Frank Zappa est arrêté pour vagabondage. Il passe la nuit au poste, et commence à comprendre le lendemain qu’on essaie de la garder jusqu’au soir, pour annuler le concert. Elsie et ses parents vont payer la caution et le tirer de là, le concert aura lieu.

Une foule d’étudiants noirs de Sun Village se présente au Women’s Club Hall, et même la danse de l’insecte de Motorhead Sherwood fait un tabac.

Après le concert, en train de ranger le matériel dans la Studebaker en ruine de Johnny Franklin, ils se retrouvent entourés soudain par une cohorte de représentants de l’horreur blanche, visiblement animés par l’envie irrésistible de causer des dommages physiques à cet horrible petit groupe ‘multiracial’. L’affaire tourne cours, car devant ce rassemblement de chemises moches autour du groupe, quelques douzaines de spectateurs de Sun Village vont arriver à la rescousse armés de démonte-pneus et de chaînes, réduisant les agresseurs à partir la queue basse sans avoir donné ou encaissé le moindre coup.

(…)

The Village of the Sun, enregistré en décembre 1973 au Roxy, à la fin d’une tournée qui compte 74 dates, des États-Unis à l’Australie.

Citation : « Taxez à mort les églises ! »

C’est après que les membres des Blackouts finirent par se détester, que Frank Zappa passera quelque temps avec Joe & the Mellotones à se farcir ces fameux bals qui vont lui faire ranger la guitare pendant huit mois.

Pendant ce temps, le projet de western son ancien prof d’anglais, Don Cerveris, subit quelques ennuis : Frank Zappa avait été engagé pour écrire la musique par Tim Sullivan, mais au troisième jour de tournage, l’actrice principale fait une fausse couche, d’autres problèmes surviennent, et la production sera abandonnée jusqu’en 1963, deux ans que Sullivan va passer à réunir de nouveaux financements.

De cette période, restera aussi une seconde expérience de musique de film. En juin 1961, il commence à travailler sur la musique d’un film intitulé « The World’s Greatest Sinner » – le plus grand pêcheur du monde. Il est écrit, dirigé, et produit par Tim Carey, qui est à l’époque l’acteur des personnages les plus laids et méchants d’Hollywood. Il y tient même le rôle principal : celui d’un agent d’assurance insatisfait de son existence, qui se tourne tout d’abord vers la musique, puis vers la religion, pour finir en politique. A la fin, il se repent de ses pêchers après une tentative infructueuse de se prouver à lui-même qu’il était dieu. Ce film n’a qu’un budget de 90.000$, et 80% du tournage se fera dans le garage de Tim Carey. Frank Zappa déclarera au Pomona Progress-Bulletin : « La partition est unique en ce qu’elle utilise tous les types de musique ».

Six mois plus tard, en novembre 61, une formation de rock’n’roll de huit musiciens enregistre une partie de la partition.

(…)

P.-S.

Bibliographie :

  • The Real Frank Zappa Book, de Frank Zappa et Peter Ochiogrosso, Poseidon Press 1989 ;
  • Frank Zappa a Visual Documentary, ainsi que Frank Zappa In his Own Words, par Miles, Omnibus Press 1993 ;
  • Zappa Electric Don Quixote, par Neil Slaven, Omnibus Press 1996 ;
  • Frank Zappa Companion, de Richard Kostelanetz, Omnibus Press, 1997 ;
  • Corrected Copy, Hambourg 1977.

Remerciements : Bruno Degaille, Bruno Méria.