L’institut de l’incertitude : entretien avec Robert Ilbert
L’ Institut Méditerranéen de Recherches Avancées (Iméra) est un espace de résidence, installé sur le site du Palais Longchamp à Marseille, où vont se croiser des chercheurs de tout âges, de toutes nationalités et de toutes origines disciplinaires. Ce maillage entre les sciences dites exactes et les sciences dites sociales et humaines devrait permettre l’élaboration de principes de compréhension mieux adaptés aux mutations du monde.
Cet Institut d’Etudes Avancées revendique son orientation méditerranéenne. Cette ouverture se traduira notamment par l’accueil de chercheurs issus de l’autre rive. « Parce que notre futur sera marqué du sceau de la mondialisation et parce que la recherche scientifique est avant tout une arme formidable contre le confusionnisme, l’Iméra devra connecter la Méditerranée et le monde ».
Cette plateforme ne sera pas repliée sur elle-même. Les résidents seront amenés à partager leurs interrogations et leurs méthodes. Sur ce principe, l’Iméra proposera une fois par an, dans le cadre des Rencontres d’Averroès, une rencontre grand public.
Pour sa phase de préfiguration, l’Iméra interroge une des notions les plus courantes et les plus fondamentales de la recherche : la question de la crise, avec une journée de débat, organisée le 7 novembre, dans le prolongement des rencontres d’Averroès 2007. Autour de la question « Sorties de crises en Méditerranée », il s’agit d’interroger la capacité des scientifiques à isoler, analyser et gérer ce que l’on appelle « crise » aussi bien environnementale que culturelle ou politique.
Ecoutez Robert Ilbert présenter les rencontres ainsi qu’un extrait de la table ronde “Méditerranée en crise” avec le géologue Pierre Choukroune.
Robert Ilbert
Entretien avec Robert Ilbert
L’institut de l’incertitude
Robert Ilbert, directeur de la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, est aussi le promoteur de l’Iméra. Il insiste sur les bouleversements que les sciences de la nature et du vivant (la physique, la biologie, la chimie, la génétique…) provoquent dans notre appréhension du monde. Comment la philosophie, la sociologie et l’histoire pourraient-elles rester hermétiques à ces mutations ?
Comment rendre fécond la rencontre entre des champs de connaissance très différents ?
Robert Ilbert : Nous ne pratiquerons pas l’interdisciplinarité qui consiste à croiser des objets et des méthodes en essayant de trouver des points communs. Ce que l’on appelle l’interdisciplinarité repose sur la recherche du plus petit dénominateur commun. Notre objectif n’est pas de faire fonctionner les disciplines entre elles. Mais nous demandons à des hommes et à des femmes qui exercent le même métier de nous parler des outils avec lesquels ils affrontent la réalité.
Nous sommes tous face à un problème d’intelligibilité du monde dû à l’incertitude et à l’extrême rapidité des évolutions. Nous appréhendons ces questions avec des outils intellectuels que l’on appelle des concepts. Or, depuis plus d’un siècle les grands producteurs de concepts ne sont pas tant les sciences humaines que les sciences de la nature. Comment penser l’espace et le temps depuis Einstein ? Les historiens et les géographes prennent-ils en considération la théorie de la relativité quand ils pensent le temps ? Nous utilisons des grilles d’analyse qui sont en gros héritées du siècle des Lumières. Les catégories sur lesquelles Diderot a conçu son encyclopédie sont simples : la mémoire, la raison et l’imagination. Nous n’avons pas encore intégré dans notre manière de pensée le monde les mutations fondamentales de la physique quantique ou de la biologie.
Je le répète, la spécificité de l’ Iméra n’est pas de chercher l’interdisciplinarité, mais de créer un espace où se rencontrent les interrogations et les outils intellectuels des diverses sciences. Quand un médecin fait son diagnostique, il adopte une grille de lecture. En quoi cette grille peut-elle intervenir dans la lecture du monde qu’effectue le philosophe, l’historien, le citoyen… Une science citoyenne ce n’est pas forcément que les citoyens deviennent des scientifiques, mais que les questions des scientifiques soient partagées par tous.
Le recours à la science pour expliquer le fonctionnement de notre société débouche aussi sur des dérives ?
R. I. : Bien évidemment. Regardez ce qui se passe autour des débats sur l’identité et l’immigration, autour du procès Papon. On a en permanence recours aux scientifiques comme arbitres. On demande à un historien d’être témoin d’un procès et de dire toute la vérité rien que la vérité alors que tous les historiens savent que la vérité est l’horizon le plus éloigné de la scientificité historique parce que cette dernière est trop complexe et échappe à une organisation structurante du réel. Nous n’évacuerons pas les débats sur le darwinisme et le créationnisme. Nous n’avons aucune certitude a priori. C’est l’institut de l’incertitude.
L’inscription méditerranéenne ajoute-elle une dimension géopolitique importante ?
R. I. : L’ Iméra adopte une position très pratique, très technique et ce dans un espace très concret : la Méditerranée. S’il y a un espace où le conflit entre science et idéologie est posé à l’extrême, c’est bien la Méditerranée. Et s’il a bien un lieu où il est essentiel de restaurer une certaine scientificité, c’est bien la Méditerranée aussi. Il s’agit de construire un espace civique où se croiseront en résidence des gens qui n’ont qu’un seul point commun : ils se posent des questions. Ils viendront ici pendant plusieurs mois pour nous aider à avancer ensemble vers une plus grande intelligibilité du monde. Nous avons intégré le fait que le monde est très complexe. Il faut désormais travailler à le simplifier. J’aimerais qu’à Marseille existe un lieu où se partagent ces interrogations et ces méthodes d’investigation. Et nos collègues arabo-musulmans ont particulièrement besoin de ce type de structures. Un espace euroméditerranéen solide ne peut pas être fondé sur des intersections accidentelles.
Pourquoi avoir choisi de travailler sur la question de crise ?
R. I. : La crise est-elle un mot ou un outil ? Tout semble être en crise aujourd’hui, mais pour autant, ce terme est-il un outil efficace pour comprendre le monde ? Chaque science a une réponse différente quand au sens de ce terme. Un mathématicien, un physicien, un chimiste ont une définition précise de la crise. Pour un historien, c’est déjà beaucoup plus compliqué. En général, on ne se rend même pas compte que l’on est en train de traverser une crise ou en tout cas, on est pas capable de la mesurer. Pour moi historien, la crise correspond à un changement d’état non maîtrisé et non anticipé, mais pour un biologiste ou un physicien, la définition est tout autre.
Dans les deux premières tables rondes nous essayerons, avec différents producteurs de concepts, de donner à ce terme tous ces sens possibles.
Dans la troisième table ronde, nous chercherons à savoir si nous avons raison d’employer le mot crise à propos de la situation en Méditerranée orientale. Si le public et les participants de ces rencontres sortent en ayant une idée un peu plus claire de ce que signifie le mot crise, nous n’aurons pas perdu notre temps.
Lien :
www.mmsh.univ-aix.fr