Se promener sur le visage des villes

Mathias Poisson

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© Johann Maheut

Mathias Poisson nous propose d’éprouver la nature contingente et subjective du réel. Auteur d’un guide touristique expérimental, dessinateur de cartes sensibles, guide de visites publiques et aventureuses, cet artiste plasticien et performeur se promène, souvent avec des complices, dans les villes méditerranéennes. Au carrefour de plusieurs disciplines, il transforme les perspectives sur les paysages urbains, décèle des points de vue, des correspondances et des liens inédits. Il nous donne ainsi à lire autrement notre environnement… et en renouvelle le récit.

Mathias Poisson a toujours cheminé au croisement de plusieurs routes. Fonctionnant sur le principe de la prolifération et de la contamination, il utilise les disciplines artistiques « comme des vases communicants pour proposer des expériences sensibles, esthétiques ou narratives ». Il explore ainsi de multiples pistes de représentation du réel, mais toujours à partir de situations très concrètes. « Je pars toujours de ce qui est déjà là. J’analyse des espaces, des pratiques existantes, j’expérimente des lieux, je m’imprègne (…) Je fabrique plutôt des paysages que des formes, plutôt des contextes que des objets ». Tout son travail consiste à tisser des liens entre le tangible et l’intangible, la pensée et l’acte, le corps et l’esprit. Un pied dans le réel, l’autre dans l’imaginaire. Diplômé de L’Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle, il a débuté son parcours professionnel en tant que designer et graphiste. En 2001, il signe, avec l’architecte Laurence Fontaine, la scénographie de l’exposition Les Années pop, à Beaubourg. Cet esprit curieux s’intéresse autant aux objets matériels qu’immatériels, statiques qu’en mouvement. Et il intègre rapidement d’autres préoccupations, notamment chorégraphiques. En 2003, Mathias Poisson suit une formation de danse contemporaine au CCN de Montpellier, dirigé par Mathilde Monnier. Dans la foulée, il deviendra interprète et scénographe notamment de Stéphane Orly et Corine Miret, Xavier Marchand, Alain Michard ou Pierre Droulers. Parallèlement, il s’engage dans une recherche très personnelle autour de la promenade. Cette démarche basée, au sens propre comme au sens figuré, sur le déplacement, lui permet de faire converger, sans les épuiser, tous ses centres d’intérêt.

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© Martial Prevert

D’autres manières d’éprouver l’espace urbain
Mathias Poisson aime associer les sensibilités, mais aussi les personnalités. En solo, au sein de collectifs, avec Alain Michard, Manolie Soysouvanh, ou Virginie Thomas, il développe ce qu’il appelle des « arts circonstanciels », des projets artistiques qui se conçoivent dans, par et pour des lieux précis. Autant de dispositifs « pour investir autrement la réalité », « entrer dans un état de perception modifiée et se perdre dans des espaces connus ».
Mathias Poisson s’est associé à Alain Michard depuis 2002. Ensemble, ils ont mené une série d’ateliers avec des déficients visuels bordelais, puis, ils ont décidé de transposer cette expérience pour le tout public. Ils ont ainsi créé des Promenades blanches. Mathias Poisson a produit une carte qui s’adressait à différents « regards » : aveugle (une face est en braille), myopes, presbytes, hypermétropes, malvoyants et clairvoyants « qui désirent changer de point de vue sur leur ville ». L’objet possède sa propre puissance plastique. Mais cette dernière entre directement en résonance avec une expérience sensible très concrète : une déambulation dont elle est la transcription à la fois symbolique et fidèle. Le projet a ensuite été décliné sous différentes formes « pour décomposer, renverser, palper, commenter la ville autrement ». Mathias Poisson va ainsi inventer des lunettes floues que le public chausse pour se laisser guider à travers des lieux méticuleusement choisis. « Ces promenades font apparaître des sonorités, des températures, des odeurs habituellement masquées par la prédominance de l’image ». La vision, l’appréhension de notre environnement se trouvent concrètement modifiées. La réalité est toujours là, mais elle est devenue plus incertaine. « Certaines personnes sont plus particulièrement sensibles aux sons, d’autres parlent d’expériences quasi hallucinogènes ou de réminiscences très lointaines, d’interpénétrations entre des temporalités différentes, des souvenirs vécus et d’autres rêvés ». Nos sens ne nous trompent pas, mais ils sont émoussés par des mécanismes rationnels de compréhension du réel qui effacent une partie de notre imaginaire quotidien.

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© Julien Clauss

Avec Manolie Soysouvanh , les promenades servent aussi de supports à des fictions qui vont venir s’immiscer dans la déambulation. Les guides-performeurs inventent des scénarios, jouent avec les prismes chromatiques, se transforment tour à tour en êtres hybrides, fantasmagoriques, fantomatiques… Ces stimuli sensoriels modifient notre perception du temps et de l’espace qui peuvent ainsi s’élargir ou se rétracter. L’effet est d’autant plus saisissant qu’il ne repose sur aucun artifice technologique. Les participants ne sont pas plongés dans un monde virtuel, mais « au cœur du réel ». La transformation opère par le seul travail de leur subjectivité. « La conscience du monde est modifiable par chacun à son endroit de recherche personnelle. Ainsi, lesPromenades Floues permettent de mesurer combien nos perceptions et nos sensations sont fines et précises, combien notre expérience et nos conditionnements sont forts dans nos habitudes quotidiennes ». La ville devient un tableau composé de lumières, de couleurs, de sons et d’odeurs que nous pouvons reconstituer à l’infini.
Mathias Poisson et Manolie Soysouvanh propose également dans la pièce chorégraphique Bande Passante des balades accompagnées d’une diffusion sonore individuelle (au casque). Les guides vont progressivement se métamorphoser en acteurs et danseurs et la promenade va se muer en spectacle. Là encore, l’interpénétration du réel et de la fiction, offre des connections inédites entre la relation au monde extérieur et l’expérience intérieure, entre connaissances et sensations.

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© Mathias Poisson

Palper le présent
La promenade est aussi le support de cartographies et de rêveries poétiques. En 2005, à l’invitation du collectif Stalker, Mathias Poisson a réalisé avec Alain Michard des « Cartes postales de promenades napolitaines». Les deux artistes se sont glissés à l’intérieur des clichés touristiques de la ville de Naples, pour fabriquer leurs propres points de vue spécifiques et actualisés. Ils ont produit des cartes postales décalées qui sont elles-mêmes devenues le support d’une exposition-installation présentée, la même année, au Musée d’art contemporain de Naples (le PAN): « Un espace surchargé d’informations, de documents touristiques et d’étapes du projet à explorer sur plusieurs niveaux et qui mettent en jeu le corps du visiteur ». Sur le même principe Alain Michard et Mathias Poisson créent des installations plastiques à partir d’objets collectés in situ. Assemblés comme une partition chorégraphique, ces objets offrent des cheminements symboliques à travers des histoires et des parcours de vie.

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© Mathias Poisson

Ces errances autour de la Méditerranée ont également inspiré un texte à Mathias Poisson. Ces 9746 cm2 de Promenade méditerranéennesont, elles aussi, devenues la matière dramaturgique de performances où le texte entre en résonance avec le corps en mouvement et le son. A une narration jamais linéaire, au trajet incertain, riche en circonvolution et détours, répond une lecture tout aussi difractée. Plongés dans une quasi obscurité, baignés par les voix de Mathias Poisson et de Virginie Thomas, mais aussi par des sonorités concrètes, les spectateurs ont tout loisir de construire leurs propres itinéraires à travers les rues et les « visages » d’Alger, Marseille, Beyrouth, Naples ou Montpellier… « La promenade est un rituel qui palpe le présent {au sens de manipule, masse, ramasse, chatouille, malaxe, frotte, froisse, frémit} ».

Fred Kahn

http://www.netable.org/

Les Promenades floues seront présentées à Aix-en-Provence tous les samedis du mois de juin, à 16 h , 18 h et 20 h. Dans le cadre de la programmation du Festival Seconde Nature.
Bande Passante sera présentée les 22 et 23 Août à Dijon dans le cadre du festival Entre cour et jardin (http://www.ecej.fr ).