RATOPOLIS, faut-il s’en débarrasser ?

ratartRat contemporain (Illustrations © Banksy)

L’année 2008 n’est pas seulement celle des élections; c’est aussi celle du Rat. Et à Marseille, où la propreté est depuis longtemps un objectif prioritaire, les zig-zags insolents que cet indésirable habitant de l’ombre vient faire à la surface du centre-ville affolent les boussoles idéologiques. Le petit moustachu parvient à réunir écologistes hygiénistes et agents immobiliers gloutons dans un projet commun : la dératisation.

Mais puisqu’on n’y parvient pas, pourquoi ne pas apprendre à vivre avec? C’est du reste ce que nous faisons – partout, depuis toujours. Rien de plus universel et de plus fatal que le rat. Partout où l’homme a été, une espèce de la famille Rattus s’est développée en oucedé. Reflet déplaisant de notre propre crasse et de notre propre prolifération, il s’épanouit dans nos villes comme notre ombre portée. C’est contre lui, déjà, que les Égyptiens avaient domestiqué le chat. À l’heure de la ville mondiale, le rat planétaire a sans doute de beaux jours devant lui.

Le dégoût que le rat nous inspire ne doit cependant pas nous faire perdre de vue qu’il engloutit plusieurs dizaines de tonnes de déchets par jour, et qu’il ne nous cause par ailleurs pas grand mal. Serait-il après tout vraiment souhaitable de s’en débarrasser ? Les conséquences de ce génocide sur l’écosystème urbain sont pour le moins incertaines; serait-ce vraiment utile?

Et puis sans le rat, le naturel urbain perdrait beaucoup de sa profondeur. Le graffiteur Banksy a fait du rat londonien la mascotte de son anarchisme; le rat marseillais est le symbole tout trouvé d’une écologie qui entend prendre la nature comme elle est – une écologie sauvage.

Inconscient urbain

Il est l’animal urbain par excellence. Cet hôte indélogeable de nos villes est emblème d’une nature –moins pittoresque que celle des parcs– dont nous tâchons en vain de nous débarrasser. Comme des mauvaises pensées indéracinables, vivaces et têtues, les rats persistent dans nos profondeurs. Aussi avons-nous fini par nous y faire – pourvu qu’ils aient la délicatesse de demeurer nocturnes et souterrains. Mais qu’ils apparaissent en plein jour à la surface, et nous voici saisis d’un sentiment très désagréable. «Ils ne décampent même plus quand on s’approche», s’inquiète un commerçant de la rue de la Bonneterie dans La Provence du 22 novembre 2007. Le retour du refoulé s’accompagne toujours d’une décharge d’angoisse.

À Paris, Budapest, New York ou Marseille, quoi qu’on fasse, il y a toujours un nombre de rats à peu près comparable au nombre d’habitants. Dans la doublure souterraine de nos villes, le métro répète les avenues, et les rats, les citadins. Bien sûr difficile à dénombrer, la population des rats de Manhattan est estimée entre 300 000 et 3 millions d’individus. L’animal peut ensuite se montrer plus ou moins discret; et à Noailles, il est vrai qu’il donne l’impression d’être chez lui à la surface. Un squatteur témoigne : «Tu dors avec les rats, tu manges avec les rats…» (France 2, 13h, octobre 2007). Les 2000 campagnes annuelles de dératisation menées par la mairie n’y font rien : il prospère. Et certains prétendent qu’il nous nargue.

Car ce qu’on reproche au rat marseillais, ce n’est pas tant son nombre : c’est sa visibilité. Son sans-gêne confine à de l’arrogance. «Ils n’ont même plus peur des humains! Ils nous regardent droit dans les yeux!», témoigne le même commerçant. Et en effet, rien n’est plus désagréable que d’être ainsi toisé par une créature aussi vile. Mais qui sait, peut-être cette même impression a-t-elle aussi déjà traversé la cervelle d’un rat. Va savoir ce qui ce passe là-bas dessous.

ratlondresSauvage ou domestique?

Qu’elle soit chimique ou biologique, on trouvera probablement bientôt une solution pour nous en débarrasser intégralement. Le seul endroit où on y parvient pour l’instant, ce sont les îles. 80% des îles du monde (qui ne représentent que 3 % des surfaces terrestres émergées, mais abritent 45 % des espèces d’oiseaux, de plantes et de reptiles) sont colonisées par les rats; et le colon proliférant perturbe en général fortement la faune indigène. À Riou, où la présence des rats fait fortement baisser la natalité des oiseaux de mer (comme les puffins), le Conservatoire-Etudes des Ecosystèmes de Provence (CEEP) a réussi à dératiser les différentes îles de l’archipel.

Mais s’il est indispensable et plus aisé de lutter contre les rats dans les milieux insulaires, leur présence est moins gênante, d’un point de vue écologique, dans les villes. Et pour le moment, tous les efforts de notre génie biocide parviennent à peine à contenir les populations de rats urbains. Ce n’est pas pour rien que l’animal co-évolue avec nous depuis des siècles : il est rusé, coriace, prolixe, socialement développé, maître dans l’art du faufilement et suprêmement adaptable.

Loin devant la mouette ou même le chien, le rat arrive en tête de ces animaux dits «synanthropiques», c’est-à-dire qui vivent dans le voisinage de l’homme. Bien que cette coexistence ne soit pas désirée par nous, le rat n’est pas un parasite au sens strict du terme. Il fait partie des espèces que l’on appelle «commensales» : il vit et se développe en se nourrissant d’une partie de la nourriture d’une autre espèce –en l’occurrence, de l’espèce humaine.

Mais la cohabitation de l’homme et du rat – en général combattue par nous – prend aussi parfois d’autres formes. Une grande partie de la biologie du 19e et du 20e siècle s’est écrite grâce à la collaboration des rats (bien involontaire de leur part), dont les «organismes modèles» sont élevés et sacrifiés chaque jour par centaines dans toutes les paillasses des laboratoires du monde. Par ailleurs, les rats –surtout des rats bruns albinos– font partie (avec les souris, les tortues, les iguanes, les serpents, les grenouilles etc.) des « Nouveaux animaux de compagnie ».

parat

Les amateurs de rats ne sont pas isolés, et le nombre de posts sur les forums atteste qu’on en trouve, rien qu’à Marseille, un nombre non négligeable.

Mais même lorsqu’ils deviennent des animaux de compagnie, les rats ne peuvent être considérés comme domestiques; ce titre est réservé aux espèces que nous entretenons depuis assez de générations pour qu’elles aient acquis sous notre influence de nouveaux caractères héréditaires tels qu’elles se soient « désensauvagées ». Bien que modifié par la présence humaine (et en particulier par les raticides), le rat demeure un bandit : il mange (presque) à notre table, mais il se passe de notre approbation.

Malgré sa proximité, et parfois sa familiarité avec l’homme, le rat demeure donc libre et indépendant – et en paie le prix fort. Depuis des millénaires, il réussit l’exploit de vivre et de se développer aux côtés d’une espèce qui met tout en œuvre en œuvre pour le supprimer. «Parmi les espèces que l’on ne peut dire ni sauvages, ni apprivoisées, on cite en général les rats et les souris qui hantent nos maisons», affirme Pline l’Ancien (Histoires Naturelles, chap. LXII). L’hésitation du zoologiste antique n’a pas lieu d’être : bien que parfaitement urbain, le rat demeure un sauvage. Luciano, de la Fonky Family, ne s’y est pas trompé en se revendiquant de ce totem.

salrat

Le propre et le sale

Il est loin, le temps de la peste bubonique; et depuis le 18e siècle, le rat brun (Rattus norvegicus, rat d’égout ou rat des villes) a totalement remplacé son cousin le rat noir des greniers (Rattus rattus ou rat des champs), dont les puces propageaient la peste. De nos jours, le principal inconvénient du rat consiste en ce qu’il peut s’aventurer, par un petit matin graisseux, jusque sur le pavé de Noailles pour « grignoter les câbles des feux de recul de nos voitures » (La Provence, idem, dixit le garagiste).

Mais au bilan de notre cohabitation avec le rat brun, il faut aussi inscrire, dans la colonne recettes, plusieurs dizaines de tonnes d’ordures organiques dont nous débarrasse chaque jour ce petit ami des sous-sols (800 tonnes à Paris, chiffre non disponible à Marseille). Continuons donc à dératiser s’il le faut, pour tâcher de contenir les populations –mais la démographie du rat n’est-elle pas davantage liée à la quantité de nourriture disponible? En d’autres termes, à la quantité de déchets organiques disponibles?

On conviendra qu’au bout du compte, le principal préjudice infligé par la présence du rat dans les rues de notre belle ville n’est pas sanitaire, mais symbolique. L’intensité de l’amusement, de la curiosité, de la surprise, du désagrément, du dégoût ou de la panique que l’on peut ressentir à la vue d’un rat dépend essentiellement de jugements esthétiques et moraux qui reposent à leur tour sur l’idée que l’on se fait de l’hygiène, la propreté, et de notre propre animalité. Dans un monde tout à fait propre, aurions-nous encore une place? Si c’était le cas, je n’en voudrais pas. Woody Allen, à qui l’on demandait s’il trouvait le sexe sale, répondait : «Oui, s’il est bien fait».

Devant l’inefficacité notoire de la dératisation, et devant les dangers inévitablement associés à toute entreprise pesticide ou biocide, il ne nous reste plus qu’à savourer à sa juste valeur la présence de ces créatures de nos sous-sols qui ont le mauvais goût de mimer notre propre prolifération. Il serait peut-être de meilleure politique d’apprendre à tolérer ces mauvaises pensées souterraines, qui ajoutent à nos villes un je-ne-sais-quoi d’étrange, d’inquiétant et de musqué –un parfum animal qui persiste sous nos trottoirs policés. La société parallèle des rats est la basse continue qui ancre nos mélodies urbaines dans le monde naturel. Car la nature n’est ni verte, ni innocente, ni fleurie : à l’image exacte du cœur humain –qui en est l’expression la plus complète–, elle est puissante, sombre et musquée.

ratjaune

Dans le métro, à la gare Saint-Charles, dans les égouts, dans les galeries souterraines, sur les archipels de Riou et du Frioul, dans les rues, dans les immeubles, dans les caves : à Marseille, le rat est partout. Mais que peut-on finalement lui reprocher, à part de prendre peu de soin de lui-même et de n’en faire qu’à sa tête?

Notre meilleur ennemi, notre faux frère des profondeurs, envahit désormais les villes aussi en peinture : il est déjà depuis longtemps le héros du célèbre graffiteur londonien Banksy. Contre le puritanisme, mais également contre une écologie hygiéniste qui ne fait que renforcer ce que le philosophe américain Thomas Birch appelle «l’incarcération du sauvage», le rat marseillais, représentant le plus sauvage des animaux urbains –ou le plus urbain des animaux sauvages– ne mérite-t-il pas notre sympathie ?

Baptiste Lanaspèze