Nouveaux territoires urbains

Entretien avec Sébastien Giorgis, architecte et paysagiste

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Faire basculer la ville vers ses 2 frontières naturelles: le littoral, et la lisière avec la colline

Face aux excès d’un enthousiasme aménageur qui semble parfois servir d’un peu trop près les intérêts des spéculateurs, on en est venu à Marseille à prendre en aversion la notion même de «projet urbain». Et pourtant, si on ne veut pas courir le risque (inverse) de se perdre dans la sacralisation des mauvaises herbes, il ne faut pas renoncer à aménager la ville; encore faut-il le faire en respectant son génie.

Dans le cadre de l’élaboration du Schéma de cohérence territoriale (SCOT), qui va fixer les organisations fondamentales de l’organisation du territoire et de l’évolution des zones urbaines pour les décennies à venir, la ville a commandé une étude paysagère à l’agence Paysages (Avignon), réalisée par Sébastien Giorgis avec Katia Sigg.

A côté de tous les autres paramètres d’élaboration du SCOT (économiques, sociaux, relatifs aux transports, etc.,) pris en charge en interne (par l’AGAM), la ville a souhaité faire toute sa place au paysage: c’est-à-dire à la fois aux infrastructures naturelles de la ville (comme son socle géologique), à la biodiversité (faune et flore), mais aussi à la dimension sensible et esthétique du territoire vu et vécu.

Création de parcs linéaires sur la lisière de la ville avec la colline, épaississement du littoral, inscription des grands points de vue sur les documents d’urbanisme…: réflexions et propositions pour développer à Marseille un projet urbain qui valoriserait encore davantage ce qui est peut-être sa plus grande ressource: son site. Même après plusieurs millénaires, la ville a encore beaucoup à apprendre des Calanques, des collines et de la mer. Les nouveaux territoires de la ville sont là depuis toujours. Nous commençons seulement à les voir. Leçon de paysage.

Entretien avec Sébastien Giorgis, architecte et paysagiste

«La ville est plus forte que nous»

C’est angoissant pour un paysagiste de débarquer à Marseille. Quand on approche un territoire dans la perspective d’un Schéma de cohérence territoriale (SCOT), on a un certain nombre d’éléments classiques en tête: on cherche ce qui fait centre et périphérie, ville et campagne, zones agricoles et touristiques, etc. Ce dont on s’aperçoit très vite, c’est qu’à Marseille, ça ne marche pas. On sent tout de suite qu’ici, ce serait une grosse erreur de vouloir faire de «l’urbanistiquement correct». Ce serait absurde, parce la ville ne fonctionne pas comme ça; et ce serait de toute façon inutile, parce que les Marseillais n’en voudraient pas. Faire du paysagèrement correct, ici, ce serait comme stériliser le territoire à l’eau de Javel. Il ne te reste donc plus qu’à oublier tes catégories toutes prêtes sur «l’agglomération» ou sur «la ville européenne»: il va falloir trouver autre chose. Partir de tes émotions et voir ce que tu peux élaborer à partir de là.

Mon premier choc, ç’a été en me baladant dans les quartiers périphériques, tous ces quartiers du Nord-Est, disons entre La Viste et Montolivet, où tu ne sais plus si tu es dans Marseille ou pas. Pour un paysagiste, ces quartiers, c’est un chaos monstre! C’est la victoire de l’initiative individuelle sur toute forme de plan… Nains, balustres, rocailles, fils électriques, barbecues – chacun fait ce qu’il veut, en toute illégalité. Mais en même temps, ce que tu vois, ce sont des gens qui prennent leur pied! Des gens qui vivent bien. Des gens à qui tu ne vas pas balancer l’article 11 du PLU (régissant la qualité architecturale)! Si tu enlèves les fils électriques aériens, tu fais une grave erreur… un contre-sens identitaire! Et toi, tu es ému par ce chaos, tu n’as pas envie de les emm…er avec ton regard «propre».

Et puis tu réalises que tout Marseille est comme ça. Voilà quelque chose qui questionne les urbanistes… Parce qu’au final, même si ça ne ressemble pas à ce qu’on connaît, ça fonctionne. La ville est plus forte que nous! Alors, que faire? Si tu crois un peu au SCOT, si tu considères quand même que la ville a à la fois des problèmes à régler, et des choses puissantes à développer, tu dois réussir à exprimer ça et traduire ça dans un SCOT?

J’ai essayé de resserrer nos propositions autour de deux grands axes: la question du site et de ses perceptions, le problème des liens entre les différentes centralités qui forment l’agglomération. Et de dégager à partir de là quelques idées simples.

Montrer
La chose la plus évidente, c’est la puissance du site – un grand amphithéâtre de calcaire et une baie. Comment ça marche? Et comment le gérer sur trente ans?

Horizons
Quand on pense au site, on a tendance à penser à quelque chose d’horizontal. Mais le site marseillais, c’est surtout quelque chose qui se donne à voir verticalement; au bout de chaque rue, tu aperçois la garrigue, les masses de calcaire, les collines, les lignes de crête. C’est quelque chose de très fort et de très présent au sein même de la ville: ces collines, les gens les connaissent et les nomment. C’est un patrimoine commun.

L’enjeu, ici, c’est d’afficher les grands horizons de l’amphithéâtre. Marseille est une ville d’horizons.

creteCrêtes et grands versants formant horizons. © Carto-graphic pour l’agence Paysages.

Littoral
Le deuxième élément fort, et bizarrement moins présent, c’est le littoral. Tu quittes le littoral, tu fais quelques dizaines de mètres, et tu n’es plus au bord de la mer. C’est quelque chose de très particulier à Marseille; ce n’est pas vrai sur les villes de la Côte d’Azur. A Marseille, la ligne littorale est un peu évanouissante.

L’idée, ici, c’est de dire que c’est quand même dommage. Pour les projets à venir (et c’était d’ailleurs le sens urbanistique du projet Euroméditerranée), ce serait bien de parvenir à «épaissir» le littoral – ce qui signifie aussi que davantage de Marseillais puissent habiter le bord de mer. Concrètement, ça veut dire organiser les immeubles, les vues, de façon à ce que la mer continue d’être visible après la première ligne d’habitation.

Je crois moins à la réalisation de cette proposition. A Marseille, finalement, on est rarement sur le littoral. C’est bizarre, parce que l’amphithéâtre est tourné vers la mer; mais dès qu’on est dans la ville, on est dos à la mer.

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Basculer la ville vers le littoral

Points de vue
Le dernier élément qu’on a mis en avant, c’est la force des points de vue. Ceux qu’on a par exemple depuis le tunnel de la Nerthe et, une fois dans la ville, depuis les toboggans des autoroutes. Marseille, c’est peut-être d’abord ça: des chocs de points de vue qui sont uniques en leur genre.

Préserver et valoriser ces points de vue, ça passe par le fait de les pointer sur une carte et de les gérer. De rendre impossible, à certains endroits, la construction d’immeubles de x mètres de haut. De traiter en somme ces points de vue comme des éléments de notre patrimoine commun.

Relier
Le deuxième axe part du constat que l’agglomération marseillaise est extraordinairement éclatée. Tout en respectant le «polycentrisme» de l’urbanisme marseillais, on peut éviter le repli sur ces centres: et donc privilégier tout ce qui fait lien, pour donner de la cohérence à l’ensemble. Politiquement, l’agglomération n’existe pas; il est d’autant plus nécessaire de donner à lire, à voir, à pratiquer un réseau commun.

Voies et fils d’eau
En pratique, ça veut dire dégager des éléments de charpente (naturels ou construits) et pouvoir, à partir de là, commencer à travailler sur des continuités spatiales – faire par exemple de la façade urbaine. Il faut donc épaissir les lignes de continuité. Se connecter à ça, c’est pour les usagers être lié à Marseille. De façon à ce qu’ils puissent se dire: «On nous emmerde pas, mais on nous relie.»

Il y a deux éléments très puissants dans la ville qui peuvent faire charpente: les voies, et les fils d’eau. Ici, il n’y a pas de grand fleuve qui structure la ville. Ni Rhône, ni Seine. Aucune des trois vraies rivières qui traversent la ville n’est utilisée comme un élément de charpente (les Aygalades du nord au sud, l’Huveaune d’ouest en est, et le Jarret, qui est busé). Même secs, les fils d’eau sont des éléments fondamentaux de la structure géomorphologique de Marseille. Ils ont des millions d’années, ils seront encore là dans des millions d’années, et ils irriguent tout le territoire. Il faut absolument identifier et renforcer ces liens au sein de la ville.

En pratique, ça signifie là aussi qu’il faut les relever et les noter sur un plan, faire qu’on n’y construise pas et, idéalement, créer des parcs linéaires.

reliefMarseille au naturel: reliefs et cours d’eau

Basculer les piémonts
Un autre sujet d’étonnement sur le territoire marseillais, c’est que la ville s’est construite sur les collines à reculons. Il y a plein de quartiers au pied de la colline, mais tous tournent le dos à la garrigue. Les murs des maisons, de ce côté-là, n’ont parfois même pas de fenêtre! On a donc tout autour de la ville une ligne très étanche, derrière laquelle la colline commence. Et derrière cette ligne, souvent, c’est le no man’s land: on jette ses déchets, on laisse ses matériaux de chantier; et pour peu qu’il y ait eu un incendie, on a des silhouettes d’arbres morts.

Dans une ville qui ne regorge pas de grands espaces verts, on a là une immense ressource dont on n’a pas l’usage. Et puis il serait peut-être intéressant d’essayer de sortir de cette conception très privatisée de la colline. Ou, en langage paysager, de donner de la réalité à cette lisière (ville/nature).

Ça veut dire ouvrir les fenêtres vers le nord, aménager une terrasse au frais. Arpenter la colline à cheval, en vélo. On a là un gigantesque parc potentiel qui forme un demi-cercle. C’est du foncier qui ne coûte rien.

batipiemontBasculer la ville vers le piémont

Voilà une série de propositions qui, tout en respectant le fonctionnement atypique de la ville, permettent de répondre à des problèmes (de liaison) et de pointer des ressources (de site). Et de fixer quelques repères sur la façon dont on pourrait valoriser encore davantage l’adaptation de la ville à son site. En faisant tout ça, tu apportes de la richesse à tous les Marseillais.

A regarder : « Valoriser le paysage marseillais vu depuis la voie ferrée »

Baptiste Lanaspèze pour Blog 2.013