La Ville est sensée être le lieu du vivre ensemble. Mais malgré les programmes architecturaux et urbanistiques les plus rigoureux, malgré les lois et les réglementations pour générer de l’ordre, du calme et de l’harmonie, la Cité est toujours au bord de l’implosion. Puisque nous sommes à court d’imagination, l’approche sensible et créatrice des artistes ne pourrait-elle pas nous éclairer pour inventer d’autres modèles d’urbanité ?
Au fil des siècles, la ville s’est profondément transformée. Elle n’est plus un espace homogène et compact. Elle s’est étirée et dispersée, diluée dans un concept urbain beaucoup plus vaste et hétérogène. Les identités et les territoires se sont enchevêtrés. Les centres et les périphéries ne cessent de se déplacer…
Alors même que, grâce aux technologies, nous n’avons jamais été aussi proches les uns des autres, jamais aussi mobiles, les lignes de démarcation, de fractures identitaires, spatiales et sociales semblent de plus en plus insurmontables. Comment renouer le lien, retrouver le sens de l’accueil d’autrui ? D’une culture de l’urbanité ? Certainement pas en continuant à penser la ville uniquement en termes de flux, de masse et de besoin techniques. Peut-être, au contraire, en empruntant d’autres chemins, d’autres récits, d’autres fictions. « Les villes sont un ensemble de beaucoup de choses : de mémoire, de désirs, de signes d’un langage ; les villes sont des lieux d’échange, comme l’expliquent tous les livres d’histoire économique, mais ce ne sont pas seulement des échanges de marchandises, ce sont des échanges de mots, de désirs, de souvenirs » (1).
Les artistes à la rue
Donc, mettre l’art au cœur de la ville pour en renouveler les récits. Pierre Sauvageot directeur de Lieux Publics centre national de création des arts de la rue, à Marseille croit bien évidemment en la puissance de transformation de la pensée sensible. Il a initié avec Maud le Floch, codirectrice de la compagnie Off, Mission Repérage(s) (2). Cette recherche-action menée dans 13 villes de France associait à chaque fois un artiste et un élu. Ils parcouraient ensemble la ville et échangeaient leurs visions sur le devenir de la Cité. « L’artiste est un laboratoire, une tête chercheuse, affirme ainsi Pierre Sauvageot. Il ouvre des pistes. En travaillant dans la ville, il en propose des lectures singulières ».
Depuis près de 40 ans, l’espace urbain est devenu un terrain de jeu pour les artistes, une scène à 360%. La rue a enfanté des personnages mythiques mais à son échelle : démesurée. Les arts célestes de la compagnie Transe Express, Les Girafes de la Compagnie Off, le Royal de Luxe avec son Géant, ou son Eléphant de 11 mètres de haut et de 42 tonnes, racontent des histoires à la cité toute entière. Mais, derrière la démarche festive, les fictions mettent aussi en lumière les failles du système. Dans les années 90, Illotopie a installé un Palace à Loyer Modéré au pied de la Cité de la Castellane dans les quartiers Nord de Marseille et offert aux habitants pendant une semaine des services de luxe : groom, femme de chambre, petit déjeuner au lit, voiture avec chauffeur… L’art en fabriquant ainsi une plus value sociale modifie profondément l’appréhension de l’environnement. KompleXKapharnaüm, ZUR, Kumulus, Le Phun, Ici Même, Générik Vapeur, Opéra Pagaï, Le Théâtre de l’Unité… les artistes ne cessent de questionner l’usage d’un espace public qui se rétrécit et se privatise toujours plus. Impossible de créer dans la ville sans se coltiner à la question du vivre ensemble, à la dépolitisation, à la perte du sens et du lien social, au devenir de la société marchande…
Nouveaux territoires de l’art
« Les villes invisibles sont un rêve qui naît au cœur des villes invivables », écrit encore Italo Calvino. Comment l’art peut-il offrir d’autres lectures des espaces et des communautés sociales ? De nombreux projets ont émergé à la marge des grandes institutions culturelles pour proposer des modes de production plus en prise avec le réel. Friches, fabriques, laboratoires… appelons-les plutôt espaces intermédiaires, car ces expériences s’inscrivent toujours dans un entre deux. Entre l’institutionnalisation et sa marge, entre le centre et la périphérie, elles sont souvent installées dans des interstices, des “délaissés” du patrimoine industriel. Parfois éphémères, parfois itinérantes, ces démarches expérimentent pour nous d’autres modes d’apparition et de résonance du geste artistique.
En 2001, Fabrice Lextrait a réalisé un tour de France de ces Nouveaux Territoires de l’Art (3). Son étude a éclairé l’incroyable diversité de ces expériences qui sont disséminées sur tout le territoire national. Un colloque international, à Marseille, à la Friche La Belle de Mai, suivi d’un ouvrage (4), ont ensuite permis d’asseoir les enjeux autant théoriques que pratiques, politiques que philosophiques de ces démarches.
Claude Renard a activement travaillé, au sein de l’Institut des Villes, à la reconnaissance du concept de Nouveaux Territoire de l’Art qui n’est pas une catégorie close. « Le terme Territoire ne doit pas être entendu comme une limite, mais comme une ouverture. L’artiste ne se situe pas à l’extérieur de la société. Il n’est plus dans une posture démiurgique. Il propose, au contraire, des modes d’organisations inédites, non hiérarchiques et non verticales. Il n’attend pas non plus la reconnaissance institutionnelle pour prendre le risque d’agiter son travail dans la cité, pour entretenir une relation différente et plus intense à la population ». De fait, de nombreux artistes ont compris que leur “génie” consistait justement à se fondre dans le monde commun. Le compositeur Nicolas Frize : « L’événement artistique ne doit précisément pas se réfugier dans l’héroïsme, un statut d’exception, chercher la rupture gratuite, l’incantation, il doit tout au contraire être une excroissance ou une sublimation de la pratique et de la pensée ordinaire et quotidienne ». A l’image de beaucoup d’autres artistes, Nicolas Frize, refuse de créer dans des espaces dédiés à la culture. Il investit les lieux de la vie quotidienne. Et les ressorts de l’œuvre se confondent avec les ressorts de la vie.
De la Finlande à la Turquie
Dans le monde entier des projets artistiques ouvrent ainsi des possibles au cœur mêmes des territoires les plus déchirés. Fazette Bordage, chargée de Mission NTA au sein de l’Institut des Villes, suit de près ce mouvement. « Sur tous les continents, dans des contextes politiques, économiques et sociaux très différents, on retrouve la même volonté de placer l’art au cœur de la société. Chaque aventure est différente, mais le désir est le même : articuler les problématiques artistiques, urbaines et sociales. Ces expériences abordent de manière innovante les questions d’habitat, d’éducation et régénèrent notre approche du développement durable ». Preuve de ce dynamisme, le réseau Trans Europe Halles vient de fêter ses 25 ans et regroupe aujourd’hui 42 lieux de 25 pays d’Europe. Les friches historiques (UfaFabrik à Berlin, Halles de Schaerbeek à Bruxelles, Melkweg à Amsterdam…) ont été rejoints par d’autres projets en Allemagne, Hollande, Italie Espagne, Royaume Unis… Artfactories, plateforme Internationale de ressources, témoigne également de la diversité des lieux, projets d’art et de culture, nés d’initiatives citoyennes. « D’autres réseaux, travaillant au développement des territoires, sont en train d’émerger, ajoute Fazette Bordage. Ainsi à Bruxelles deux réseaux, Brussels Kunstenoverleg et Réseau des Arts à Bruxelles (RAB) qui regroupent des acteurs culturels de la communauté flamande et Française, on su profiter de Bruxelles 2000. En effet, la capitale culturelle européenne, plutôt que d’organiser des événements prestigieux, a préféré s’appuyer sur des initiatives de terrain.Cette synergie a permis d’envisager la culture comme un outil de développement global de la ville. Ces deux organisations viennent de fusionner pour inventer une manifestation artistique annuelle dans toute la ville “Bruxelles Bravo”. Le public est amené à circuler dans la Cité et surtout à s’associer, le plus en amont possible, aux processus de création ».
Ce souci de valoriser l’esprit de création et d’envisager la pratique artistique dans toute sa diversité concerne aussi le Nord du continent européen. « Au Danemark, en Norvège, en Suède, en Finlande… des équipes redynamisent des quartiers de ville avec des projets fortement connectés aux questions de société ».
L’Est de l’Europe n’est pas non plus épargné par cette impulsion. Bien au contraire, des initiatives émergent avec un enthousiasme qui fait parfois défaut aux pays qui n’ont pas connu la dictature. « En Slovaquie, à Kosice, une équipe a transformé un ancien centre social en un lieu ouvert à toutes les disciplines artistiques. IC Culture Train, c’est son nom, envisage déjà des collaborations avec Bordeaux et Toulouse. A Moscou, Aktovy Zal, porté par un collectif d’artistes a investi une usine qui par ailleurs est toujours en activité. Aktovy Zal a obtenu des financements européens pour un projet monté en collaboration avec La Ferme du Buisson, Mains d’Œuvres (France), le Melkweg (Hollande) et Arts Printing House (Lithuanie). Dans la Banlieue de Prague, un autre collectif, Zahrada, vient de remporter un appel d’offre pour un lieu de culture de 4000m2. Ces jeunes artistes qui travaillaient déjà dans ce quartier ont tous moins de 25 ans. Ils ont une énergie incroyable ».
En Turquie également des projets artistiques sont désormais reconnus comme des acteurs à part entière du renouvellement urbain. L’opération la plus importante est sans conteste Santralistanbul, à Istanbul. Elle concerne la conversion de la première centrale électrique de l’Empire Ottoman en centre artistique, culturel et éducatif. Santralistanbul est la correspondante pour Istanbul du réseau Cities on the edge. Istanbul sera d’ailleurs Capitale européenne de la culture en 2010. Des échanges se sont mis en place avec Marseille Provence 2013 (notamment dans le cadre de la Fiesta des Suds). La Friche La Belle de Mai a également tissé des liens avec Santralistanbul. Zinc/ECM a ainsi réalisé, en avril 2007, une résidence de création sur le thème de la lumière.
Marseille Provence, le laboratoire des territoires de l’art
Sur le territoire de Marseille Provence de nombreux lieux sont porteurs de dynamiques de production, de diffusion, de médiation innovantes. Ces démarches sont souvent pluridisciplinaires et couvrent l’ensemble du spectre artistique et culturel. Citons les plus emblématiques. La Friche la Belle de Mai a ouvert la voie à une manière renouvelée de concilier lieux de travail, de diffusion et d’expérimentation artistique. Cet espace pluridisciplinaire et transversal occupe 45 000 m2 dans l’ancienne manufacture des tabacs de la Belle de Mai. Il regroupe une soixantaine de structures professionnelles. Le Comptoir-Victorine, autre espace pluridisciplinaire situé dans le quartier de la Belle de Mai, accueille des associations artistiques (Les Pas Perdus, L’art de Vivre, Itinérances…) culturelles et socio-culturelles, mais aussi des entreprises privés. La Gare Franche est un lieu de travail situé dans les quartiers nord de Marseille. Porté par Wladislaw Znorko directeur artistique de la compagnie Cosmos Kolej, ce projet s’est complètement intégré à son environnement et démultiplient les opportunités de rencontres et de croisements des publics. La Cité des arts de la rue offrira, d’ici 2010, un espace d’expérimentation et de développement pour la création en espace public. Mais aussi le 3 bis f qui développe un projet de création contemporaine au cœur de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix-en-Provence, Montévidéo, centre de créations contemporaines consacré aux écritures, au théâtre et à la musique, Les Bancs Publics, lieu d’expérimentations culturelles, la Distillerie à Aubagne…
Les pratiques artistiques interrogent de plus en plus directement la fonction de l’architecte et de l’urbaniste et leurs rôles dans notre société. Des lieux d’art contemporain (La Compagnie, Le Bureau des Compétences et désirs…) développent des expériences pointues avec des artistes, mais en lien directe avec des problématiques urbaines et les populations qui les portent. Le Festival l’art des lieux, initié par l’association Arènes, investit chaque année des territoires en transformation. Dans des espaces ouverts, publics ou privés, les artistes invités « créent, inventent, mettent en scène leur lecture des lieux, travaillent avec les habitants des quartiers proches, et restituent les œuvres pendant trois jours de fête et de discussion ». L’association Pixel travaille au croisement de l’architecture et des arts qu’ils soient graphiques, plastiques, de rue, du spectacle vivant ou des technologies de l’image et du multimédia… Le festival Seconde Nature, porté conjointement par deux associations, Biomix et Terre Active, est un projet culturel pluridisciplinaire dans l’environnement des cultures électroniques et des arts numériques. Cette initiative en faveur de la création artistique dans sa diversité hybride et décloisonnée, favorise le croisement des pratiques et des publics. Engrenages, manifestation sonore, radiophonique et urbaine organisée par Radio Grenouille et Euphonia, offre de multiples points d’écoute sur la ville… comme autant de points de vue. Cet événement nous propose d’entendre autrement l’espace urbain, mais aussi de le pratiquer différemment. LMX, créé par Laurent Malone, est une structure de production et d’édition conçue comme un laboratoire de recherche et de création sur le contexte urbain. L’association le Cabanon Vertical d’Olivier Bedu permet d’imaginer d’autres façon de vivre la ville. Il transforme notre lecture de la ville, notre façon de l’appréhender et de se réapproprier les espaces perdus… Nicolas Memain, urbaniste gonzo, organise régulièrement des balades architecturales dans Marseille « pour rire de nos a priori terrifiés ». Quant au plasticien Hendrick Sturm, il utilise la marche comme un mode de connaissance sensible du territoire….
Ne plus confisquer les clés de la ville
Pourtant, tous ces projets travaillent souvent dans une très grande précarité et rencontrent des difficultés économiques importantes. Les financements publics restent très massivement concentrés sur les “grands” outils institutionnels. Les différents niveaux d’intervention ne sont pas assez complémentaires et beaucoup trop cloisonnés. Quant aux financements qui croisent les problématiques culturelles et les dispositifs de renouvellement urbain (ANRU) et de Politique de la Ville, ils sont notoirement insuffisants.
L’architecte Patrick Bouchain, impliqué dans la transformation de la Friche La Belle de Mai, est pourtant persuadé que “ces nouveaux territoires de l’architecture induisent une autre façon d’envisager et de faire la ville. D’autres techniciens que les aménageurs sont capables de fabriquer la ville”. En effet, pourquoi les architectes, les urbanistes, les paysagistes seraient-ils les seuls responsables de construction de notre cadre de vie ? Ce que Françoise Choay appelait la “compétence d’édifier (5) “répond certes à des contraintes techniques et à des obligations fonctionnelles et réglementaires incontournables, mais ce savoir-faire ne doit-il pas aussi intégrer un rapport sensible à la matière vivante et mouvante du tissu urbain.
Patrick Bouchain encourage les décideurs politiques à ne pas seulement déléguer l’usage des espaces artistiques et culturels, mais de confier également, aux principaux intéressés, la responsabilité de l’aménagement de ces lieux. Cette idée fait son chemin. Plusieurs espaces : Main d’œuvre à Saint Ouen, L’Usine Ephémère à Paris, RVI à Lyon… ont obtenu une partie de la maîtrise d’ouvrage des locaux qu’ils habitent et vont transformer. Pour sa part, la Friche La Belle de Mai, elle est en train de constituer une Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC). Elle invente ainsi une structure de gestion qui va totalement responsabiliser les utilisateurs du site, dans une relation non seulement plus saine, mais plus fertile avec les pouvoirs publics. La SCIC se veut, à partir d’un projet culturel, un outil de transformation et de fabrication d’un morceau de ville, avec et pour les différentes populations qui l’habitent, le traversent, ou simplement le côtoient. Le projet, comporte des aménagements sportifs, commerciaux et même de l’habitat.
Imposer la création artistique en tant qu’acteur du “génie urbain” permettrait de réinscrire le fait esthétique au cœur des sociétés humaines. N’est-il pas temps d’envisager autrement les dispositifs de concertation et de co-construction de la Cité ? N’y a-t-il pas urgence à repenser les modes de circulation, les formes d’occupation de l’espace urbain ? Ne faudrait-il pas renforcer la décentralisation et le décloisonnements ? Pour atteindre ces objectifs, qu’est ce qui nous fait le plus défaut ? L’imagination.
Frédéric Kahn
1 Italo Calvino in Les Villes invisibles (Ed. Seuil ; 1976)
2 “Un élu, un artiste, Missions Repérage(s). Editions l’Entretemps ; collection Carnet de Rue
3 Fabrice Lextrait Une nouvelle époque de l’action culturelle, éd. La documentation Française – 2001
4 Nouveaux Territoires de l’Art. Editions Sujet/Objet – 2006
5 Françoise Choay, L’Urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie. (Ed. Seuil, 1965)