Les nouveaux commanditaires

commandeLe Programme Nouveaux Commanditaires, initié par la Fondation de France, permet aux citoyens de passer commande d’une œuvre à des artistes. Ce dispositif nécessite l’intervention d’un médiateur qui fera le pont entre l’artiste et le citoyen-commanditaire. En Région Paca, ce rôle d’interface et de soutien est assumé par Le Bureau des Compétences et désirs.
Rencontre avec Sylvie Amar, médiatrice déléguée…

Fred Kahn : En privilégiant la demande à l’offre, le rôle d’acteur à celui de spectateur, les Nouveaux Commanditaires reconsidèrent les modes d’actions habituels de l’intervention privée ou publique dans le champ de l’art contemporain.
Ce principe semble réinscrire l’artiste au cœur de la cité pour rompre avec la vision, héritée du XIXe siècle, du créateur coupé de la société, souvent incompris, voir « maudit ». Pour autant, la création artistique a souvent procédé par la rupture avec les canons esthétiques dominants. Comment les formes les plus « radicales », les plus « avant-gardistes » peuvent-elles s’inscrire dans ce dispositif ?

Sylvie Amar : L’action Nouveaux Commanditaires de la Fondation de France propose un laboratoire inédit pour la création contemporaine : commanditaires, médiateurs et artistes se retrouvent en position d’inventer constamment, dans le dialogue, la meilleure œuvre possible pour une situation analysée au préalable.

Il s’agit de concilier responsabilité individuelle, intérêt collectif et liberté artistique. Les artistes aiment bien qu’on leur donne des contraintes pour créer, sinon ils s’en trouvent eux-mêmes. La contrainte venant d’autrui les pousse sans doute dans des retranchements qu’ils n’auraient pas imaginés dans la solitude de l’atelier.

Les œuvres produites dans le cadre de ce processus peuvent-elle être radicales ? Sans aucun doute oui, car jamais la compétence de l’artiste n’est remise en cause : sa proposition artistique peut être discutée, mais la décision finale lui appartient.

Quant à s’inscrire dans une histoire des avant-gardes… ? L’action Nouveaux Commanditaires elle-même rentrera peut-être dans cette histoire-là. Concernant les œuvres, nous manquons encore d’outils critiques et surtout de distance historique pour l’affirmer. La diversité des œuvres réalisées à ce jour laisse cependant présager de belles thèses d’histoire de l’art !

F.K : Avec les Nouveaux Commanditaires, l’artiste doit répondre à une demande. Comment éviter les risques d’instrumentalisation de l’art ?

S. A. : L’exigence ! L’exigence artistique à tous les niveaux et toutes les étapes de la procédure, de la formulation de la demande à la présence de l’œuvre, c’est une attention de chaque instant, pour que chaque commande fasse œuvre, et que l’œuvre elle-même dispose d’une autonomie artistique propre.

F.K : Est-ce une remise en cause d’une relation complètement désintéressée à l’art ? Souvenons-nous que pour Kant, l’art est une expérience suprême de la liberté justement parce qu’il ne vise pas de fin particulière. Et pour Hegel, l’art est devenu « incapable de satisfaire notre ultime besoin d’absolu », à partir du moment ou nous avons cherché à lui attribuer une fonction. Ici l’art vise bien une fin particulière et une fonction ! En tout cas, les Nouveaux Commanditaires privilégient la demande à l’offre. Est-ce à dire qu’il perd son aspiration à l’universalisme ?

S. A. : Je ne pense pas que l’on remette en cause ni Kant, ni Hegel. La plupart des projets Nouveaux Commanditaires relèvent d’un processus de désintéressement et de sublimation du réel.

Ce n’est pas parce qu’on privilégie la demande sur l’offre que la finalité artistique est différente. Il ne faut pas confondre les œuvres avec le mode de production des œuvres. La preuve en est que les personnes qui n’ont pas vécu l’intimité d’un projet sont tout à fait capables de recevoir l’œuvre qui en a résulté, d’avoir un regard sur elle, une émotion, une analyse. Elle est perçue et donnée à voir comme une œuvre accessible à tous…

F.K : Cependant, dans l’histoire de l’art, beaucoup d’œuvres essentielles ont été produites hors de toute commande, ou parce que l’artiste à su détourner la commande et trahir l’attente initiale du Commanditaire !

S. A. : Pour ce qui est des œuvres essentielles dans l’histoire de l’art, il ne faut pas oublier que la véritable rupture avec la notion de commande remonte seulement à Courbet, c’est à dire à la fin du 19e siècle. La plupart des œuvres produites avant sont effectivement des œuvres de commande, et il ne nous reste qu’un petit 20e siècle au cours duquel l’artiste consomme sa rupture, et encore…. l’idée des Nouveaux Commanditaires est née au début des années 90 !

Une dernière chose sur laquelle il ne faudrait pas qu’il subsiste une confusion, c’est l’idée que toute œuvre de commande est forcément un compromis. Dans la majorité des cas, il s’agit plutôt de gérer du conflit ! Parce que bien sûr l’artiste continue à nous proposer le meilleur de lui-même en répondant à la demande tout en la détournant ou l’enrichissant.

F.K : Comment ce mode de production questionne-t-il l’économie de l’art ? Qu’elle soit privée (le marché de l’art, les galeries privées, les foires…) ou publique (les aides aux associations, les musées, les Frac…) ?

Comment ce mode de production questionne-t-il le 1% artistique ?

S. A. : L’action Nouveaux Commanditaires ne remet en question aucun système existant, que ce soit le marché de l’art, les collections publiques, la commande publique ou le 1%. Elle propose un nouveau mode de production des œuvres qui vient en complément de tous les modes existants. Pour les artistes, c’est avant tout une possibilité supplémentaire de produire des œuvres.

Par contre, si elle ne questionne pas le système (il me semble que se sont plutôt les autres systèmes qui se posent des questions !), elle est révélatrice d’un engagement précis des professionnels de l’art. Dans un premier temps, la logique Nouveaux Commanditaires est un outil, une nouvelle manière de faire en relation permanente avec le principe de réalité. Puis, progressivement, elle devient un mode de pensée qui s’infiltre dans notre façon de travailler avec les artistes et les publics.

F.K : Le Programme Nouveaux Commanditaires rend indispensable la présence d’un médiateur entre l’artiste et le citoyen. Est-ce à dire qu’une médiation de l’art est toujours nécessaire ?

S. A. : Toujours nécessaire non. Toujours utile oui, même pour des spécialistes. Mais là encore, il ne faut pas mélanger le rôle de médiateur-producteur (Nouveaux Commanditaires) de celui de médiateur en direction des publics qui viennent visiter une exposition.

Même s’ils ont le même nom, ce sont deux métiers qui requièrent des compétences tout à fait différentes et qui s’exercent en des moment différents d’une rencontre présumée avec l’art. Leurs engagements et responsabilités se situent également à des niveaux peu comparables.

Le médiateur producteur recueille une demande auprès de commanditaires, choisit l’artiste le plus à même à répondre à la commande, et fait le chemin avec eux jusqu’à ce que l’œuvre soit produite. Il fait en sorte qu’une relation de confiance, de travail et de reconnaissance mutuelle s’installe entre les commanditaires et l’artiste.

Le médiateur qui guide les publics travaille avec des œuvres existantes au préalable. Il est le porte-parole sincère de l’artiste. Ce médiateur et ses publics vivent une relation de courte durée, non contractuelle, ils ne sont pas engagés ensemble dans un processus de production.

F.K : Les Nouveaux Commanditaires participent-ils d’un mouvement de démocratie participative ? de gouvernance urbaine ? Jusqu’à quel point l’usager de la ville est-il habilité à devenir maître d’ouvrage ?

S. A. : Il faut faire la différence entre un programme culturel qui existe depuis 15 ans, financé par des donateurs privés, et des propositions politiques récentes dont on ne sait rien de comment elles pourraient devenir opérationnelles.

Quant à faire de l’usager un maître d’ouvrage, ce n’est pas le propos non plus. L’objectif est que tous les acteurs d’une communauté puissent exprimer leurs besoins et prendre leurs responsabilités. Une substitution de compétences serait un leurre.

F.K : N’y a-t-il pas un risque démagogique et populiste qui consisterait à ignorer la compétence des experts, des « élites » ?

S. A. : La question me semble plutôt être : quand les experts et les élites comprendront-ils qu’ils ne peuvent pas penser seuls pour les populations et que de les associer à leurs choix leur ferait gagner beaucoup de temps en termes d’appropriation de l’espace public ?

F.K : La ville devient toujours plus complexe, difficile à réguler. Les contraintes administratives et juridiques ne sont-elles pas de plus en plus lourdes ? Comment les contourner ?

S. A. : Empirisme, opportunisme, système D. Aucune recette recensée à ce jour !

F.K : Pourquoi une phase de pré-production est-elle indispensable ?

S. A. : Pour nous la pré-production est une phase qui s’étend de la première rencontre commanditaire/médiateur, au rendu d’une étude par l’artiste aux commanditaires.

Cette phase comprend elle-même des moments plus denses et plus décisifs que d’autres (élaboration du cahier des charges, première rencontre avec l’artiste…). Elle permet d’instaurer confiance et reconnaissance mutuelle entre les protagonistes (commanditaires, médiateur, artiste).

Elle permet aussi d’apporter une amorce concrète au projet, de le visualiser, de trouver les partenaires pour le financer.

F.K : Quels sont les projets Nouveaux Commanditaires que vous avez accompagnés et qui vous semblent « exemplaires » ? Et pourquoi ?

S. A. : Le lieu de recueillement et de prière de Michelangelo Pistoletto pour l’Institut Paoli-Calmettes à Marseille parce qu’il traite du besoin spiritualité en relation avec la vie communautaire et avec une pertinence jamais vue.

La Place des Savonniers par Alexandre Chemetoff pour le village de Peynier, parce que ce porjet pose l’investissement citoyen au coeur de la construction de l’espace public.

Le Jardin de la Colline par Natacha Guillaumont pour la Colline de Vauban à Marseille, parce qu’il aborde les notions essentielles de solidarité et de vie de quartier au cœur des grandes métropoles.

L’aménagement des 4 chambres de résidence pour la Villa Noailles à Hyères par Azambourg, Bless, Doléac et Dubois parce que c’est une première opération menée dès le départ avec la commande publique du Ministère de la Culture, ce qui souligne bien la complémentarité des deux démarches.

Mais tous les projets Nouveaux Commanditaires sont exemplaires par les personnes qui s’y investissent et les portent. Les détailler tous serait un peu long.

A écouter :
Yannick Gonzales, co-directeur du Bureau des compétences et des désirs, présente des projets de nouveaux commanditaires, notamment des places publiques.

Entretien avec Yannick Gonzales [4’43 »]


F.K : Cinq autres médiateurs mènent des actions similaires dans neuf régions de France. Quel est la spécificité, la singularité du territoire sur lequel vous travaillez ?

S. A. : Nous travaillons sur le grand sud (Montpellier-Nice) et depuis 3 ans sur la Corse. C’est Marseille qui génère le plus de projets, mais chaque fois que la demande émerge nous allons sur lieux encore inexplorés. C’est un territoire très diversifié, avec un potentiel énorme et des désirs très forts dès lors que la procédure est connue.

F.K : Comment ce dispositif compte-il s’inscrire dans Marseille Provence 2013 ?

S. A. : Il s’inscrira sous la forme d’un appel à projet s’adressant aux commanditaires. Les projets pourront avoir toutes les échelles de production du quartier, à la ville, en passant par le territoire de la candidature elle-même. Toutes les ambitions seront les bienvenues.

Comment ce dispositif s’inscrit-il à l’international ? Quelles sont les démarches qui vous semblent emblématiques ?

S. A. : Les Nouveaux Commanditaires connaissent des développements en Europe : Italie, Allemagne, Espagne, Suède, Finlande et en Amérique du Sud, au Chili (par le biais d’une médiatrice française).

C’est l’Italie, avec la structure médiatrice atitolo, installée à Turin, qui est la plus avancée dans ce développement.

Propos recueillis par Fred Kahn pour Blog 2.013

Bureau des Compétences et désirs, 8, rue du Chevalier Roze. 13002 Marseille.
www.bureaudescompetences.org