Tracé d’une marche urbaine proposée par Olivier Dubuquoy du Vieux Port au quartier des Aygalades. © Olivier Dubuquoy.
Marseille parle, est très bavarde même. Elle adore se montrer et se mettre en scène… Mais en s’exhibant ainsi, elle se dévoile finalement assez peu. Pour percer sa nature profonde, il faut l’éprouver physiquement, s’immerger dans son cœur. En s’inscrivant par exemple, dans les pas des artistes…
La ville du XXIe siècle est un espace diffus qui, le plus souvent, se traverse en voiture. On va d’un point à un autre, le plus rapidement et par la ligne la plus droite possible. Du coup, cette Cité que nous ne faisons que traverser à toute allure finit par nous devenir incompréhensible, comme un film projeté à vitesse accéléré. A l’heure où nous désespérons de l’anonymat, de la perte d’identité et de la violence grandissante des grandes métropoles, réapprendre à marcher dans les rues pourrait bien correspondre à un geste d’écologie citoyenne. Car, les artères que nous empruntons sans y prêter attention ne sont pas des organismes inertes. Elles sont chargées d’histoires, d’émotions, d’imaginaires. A travers elles, la vie s’écoule avec plus ou moins de fluidité. « La ville se compose et se recompose à chaque instant par le pas de ses habitants », déclarait le philosophe Pierre Sansot.
Cette matière est à la fois organique et impalpable. Elle se cristallise dans notre imaginaire. La flânerie baudelérienne, l’errance surréaliste, les dérives situationnistes ont su révéler le corps sensible et charnel des villes modernes. A Marseille aussi, des écrivains, des artistes, des philosophes, n’ont cessé d’arpenter des rues que l’on prétend à tord anonymes. Ces chemins de traverse ne sont pas anecdotiques. Ils nous garantissent contre le risque de disparition de la Cité, engloutie par un urbanisme proliférant et indistinct. Aujourd’hui encore, un nombre conséquent de plasticiens, paysagistes, photographes, architectes, mais aussi chorégraphes et danseurs, nous aident à saisir le caractère indicible de la cité phocéenne.
Hendrick Sturm est installé à Marseille depuis 1994. Pour faire connaissance avec ce personnage hors du commun, rien de mieux que le portrait qu’en trace Baptiste Lanaspeze dans son livre, Marseille énergies et frustrations* : « Après avoir mené en parallèle une thèse de neurobiologie et une activité de plasticien, Hendrick Sturm devient professeur d’arts plastiques à l’école des beaux-arts de Toulon. Mais entre temps, son activité a changé de nature : il a remplacé la sculpture par la promenade urbaine. Aussi bien, il jette sur la ville un regard de plasticien : attentif aux formes, aux couleurs, aux masses, aux déplacement de matière… L’armada de données numériques en tout genre qu’il a récupérées au fil de sa passion est telle que, en les superposant à l’aide d’un logiciel sur un plan de Marseille, on peut découvrir tout le maillage du tissu urbain : voies publiques, voies privées, bâtiments publics, bâtiments privés […] projets en cours… ». Hendrick Sturm n’a pas renoncé à faire œuvre. Ce qu’il conteste, c’est l’obligation de produire des objets, des artefacts. Ici, la création artistique peut très bien s’inscrire dans une relation au paysage et dans la vision que ce lien génère. Il explique à Baptiste Lanaspeze : « Quand je me promène en ville, je peux choisir si je suis dans la représentation ou dans le réel. Ça ne dépend que de moi. Si je veux, je peux prendre de la distance comme si j’étais face à une œuvre d’art. En fait, je suis en permanence à la fois dans le réel et l’imaginaire ». Comme nous tous, non ?
« Le corps de la ville n’est jamais le même. Il s’exhibe sans retenue comme il peut tout autant se dissimuler, raide et corseté par ses avenues rectilignes » (Thierry Paquot)**. Le territoire, comme les individus, se donne donc aussi en représentation. Et tout le monde sait que Marseille adore s’offrir ainsi en spectacle. Mais pour traduire les signes que cette ville nous envoie, encore faut-il ne pas se contenter des apparences. Pour l’artiste marcheur, la déambulation est autant un déplacement du corps que du regard. Prenons Mathias Poisson, plasticien, performeur et promeneur Méditerranéen, installé depuis peu et « par choix » à Marseille. Il questionne les modes de représentation de la promenade autant par l’écriture, la cartographie que la performance. Il invite sous toutes les formes possibles à la marche oisive et attentive. Il travaille notamment avec la chorégraphe Manolie Soysouvanh. Ensemble, ils construisent des séquences d’exploration urbaine, modifient le lien au territoire visité, rendent la vue floue, plongent des lieux dans l’obscurité ou dans un bain sonore, organisent des visites guidées qui se transforment progressivement en spectacle… Autant d’expériences qui détournent nos mécanismes d’action, de compréhension et de reconnaissance et nous font éprouver la ville différemment. Avec Virginie Thomas, il réalise également des Lecturades, performances en salle où ils transposent et recomposent des promenades effectuées dans des villes de la Méditerranée. La marche rejoint la démarche pour qu’il n’y ait pas de spectateur, mais des gens qui, dans leur être, se mettent en marche.
Série de cartes postales réalisée par Mathias Poisson lors de ses déambulations autour de la Méditerranée.
Fred Kahn.
* Marseille énergies et frustrations, de Baptiste Lanaspèze. Ed. Autrement (2006).
** In Des Corps Urbains, sensibilités entre béton et bitume. Ed. Autrement. Thierry Paquot est également l’éditeur de la revue Urbanisme.
*** La marche a été organisée par les collectifs italiens Stalker et Osservatorio nomade, relayée par le programme de recherche « ciutats ocasionals » du Centre de Cultures Contemporaines de Catalogne (CCCB).