Par Pierre Vergès & Véronique Jacquemoud
“Très longtemps on a imaginé Marseille avec le regard de Monsieur Brun, le Lyonnais. Dans les dernières décennies, on l’a imaginé à travers le regard du cadre parisien. Nous avons pris le parti iconoclaste d’interroger les Marseillais pour connaître comment eux, imaginaient leur ville.”
- Texte intégral (format PDF) publié dans La revue La Pensée de Midi. N°1. “Les territoires de l’appartenance Provence-Méditerranée” – Printemps 2000 : penseedemidi
Donner la parole à ceux qui ne la prennent qu’en privé, au café du Commerce et quelquefois dans la foule des manifestants, n’est pas pour nous un clin d’oeil postmoderniste à la mode du moment. […] C’est une posture scientifique qui privilégie l’identité à l’image. La première est construction dynamique, la seconde photographie immobile. En effet, l’image d’une ville, d’une localité, d’un lieu est toujours une image construite de l’extérieur. Elle est celle des médias, des publicistes, des visiteurs occasionnels, des on-dit qui se colportent. […] A l’inverse, les habitants voient la ville à travers une démarche identitaire qui tient compte de tous les moments de leur existence. Cette identité est faite de cadres de vie, de modes de vie, de parcours, de lieux privilégiés, de symboles. Elle puise ses ressources dans le passé, elle se renouvelle autour d’emblèmes plus modernes. Toute recherche d’image se doit d’abord d’explorer “l’identité locale” ; l’identité est une construction idéelle du quotidien et s’exprime, de manière certes idéale, par le slogan “Fiers d’être marseillais” ! […]
Marseille, pour ses habitants, est d’abord un cadre de vie et on peut ajouter un cadre de vie agréable. Il est fait de soleil, mer et beauté. L’évocation spontanée de cette ville est positive pour les trois quarts des Marseillais, elle est ancrée dans l’histoire à l’aide d’emblèmes (Bonne Mère, Vieux-Port, Canebière, Pagnol, mistral et pastis…), elle est moderne par la référence au football (l’OM) ou à la culture. Ces références traduisent un certain attachement à l’histoire locale. Mais d’autres indices indiquent les prémices d’un déclin d’une image folkloriste et passéiste de Marseille et la montée en puissance du football, porté, pour l’instant, seulement par une partie des Marseillais.
Cependant il ne faudrait pas croire que cette image d’une vie au soleil est consensuelle, idyllique, alors que la saleté, le chômage ou l’insécurité sont très présents pour une partie de ses habitants. Mais, contrairement à la réputation mafieuse ou incivile qui remplissait ces dernières années les pages ou émissions des médias nationaux, les Marseillais ne se repaissent pas de cette stigmatisation, ils lui opposent une vision ouverte. En effet, la surprise de notre enquête vient d’où on ne l’attendait pas : Marseille est, à leurs yeux, une ville cosmopolite, réalité pour tous les observateurs de la vie des quartiers, direz-vous, mais réalité vécue positivement par 70 % des personnes interrogées. Faire vivre ensemble plusieurs communautés rime avec ville tournée vers l’avenir et facile à vivre. Les différences culturelles entre les habitants ne sont pas un obstacle à cette dimension communautaire car ils sont près des trois quarts à penser que ces différences ne sont pas très marquées.
Cette vision un peu irénique est sujette à modulations selon le contexte car ce sens commun (partagé) cohabite avec des opinions politiques plus inscrites dans les débats, les peurs, les rejets de l’inconnu. Dans le même temps où ils adoptent une attitude ouverte à l’étranger, les Marseillais peuvent refuser la construction d’une grande mosquée (58 % ne sont pas d’accord pour une telle construction). Cette opinion n’est pas en contradiction avec le cadre de référence cosmopolite, elle n’en est que la manifestation limitée et brouillée par d’autres références (en particulier l’idéal d’une culture laïque constitutive de la République). Ville méditerranéenne, Marseille n’ignore pas qu’elle est une porte sur l’Orient. Cette vocation ne repose pas sur son front de mer mais sur son port, et, plus encore, sur sa culture, son histoire, elle évoque aussi le brassage de ses populations […] L’identité méditerranéenne doit être vue comme un cadre de référence assez stable car ancrée dans le long terme. L’histoire de l’aventure coloniale, africaine, nord-africaine, celle des migrations des peuples de la Méditerranée (Arméniens, Syriens, Libanais, Italiens…) et celle de la décolonisation de l’Afrique du Nord sont inscrites profondément dans les mémoires. Elles sont aussi réactivées par la vitalité des associations communautaires. […] Les écrivains marseillais actuels réfractent bien cette identité profonde ; à travers des trames policières ils décrivent une société où l’étranger a sa place, où les cultures se métissent, où les cuisines se marient.
On pourrait penser que l’ouverture culturelle associée à la perception d’une vocation méditerranéenne large ferait de Marseille une ville métropole intégrant son hinterland. Il n’en est malheureusement rien. Il existe un décalage important entre les échelles territoriales de la représentation des Marseillais et l’échelle territoriale de leur vie quotidienne. Les Marseillais décrivent un territoire relativement limité. Ils ne visent pas à faire de Marseille une métropole, une capitale régionale. Pour plus de la moitié des habitants seul le centre-ville est pris en considération, et ils ne sont que 17 % à concevoir une ville au-delà de son périmètre communal. Pour expliquer cette vision autocentrée, il faut invoquer une raison morphologique et un mécanisme d’économie cognitive : la réduction de la ville à ses emblèmes.
La ville n’est pas d’abord facile, on dirait qu’elle se protège de son environnement pour mieux mettre en valeur la perle dans son écrin. […] D’évidence les Marseillais voient mal tous les efforts passés en matière d’aménagement. La référence actuelle au “Grand Sud-Est” reste le parent pauvre de leurs représentations.
Et pourtant ce localisme est battu en brèche par les constats que sont conduits à faire les observateurs de la dynamique de cette ville. En premier lieu, les déplacements quotidiens dessinent une tout autre réalité. Les communes autour de Marseille sont devenues des pôles d’emplois attractifs : Aubagne, Martigues, Vitrolles, Aix-en-Provence ont plus d’emplois que d’actifs résidents. […] Les habitants de la métropole vivent sur la totalité de son espace. Les espaces de consommation ou de loisir ne sont pas concentrés à Marseille. L’attractivité de la Camargue ou des calanques n’est plus à démontrer. […] Le voisinage n’est plus la proximité. La voiture associée à un réseau autoroutier dense, au maillage serré et non radioconcentrique, permet une liberté de mouvement à la dimension d’un espace de vie métropolitain. Marseille est le principal pôle d’emplois mais cette suprématie n’est plus aussi totale : cette ville représentait 63 % de l’emploi du département en 1962 et seulement 43 % en 1990. Si Marseille procure des emplois, un nombre presque équivalent de ses habitants va travailler hors de la commune. Le corridor Aix-Marseille voit chaque jour 450 000 déplacements. A côté de cet axe, les déplacements quotidiens ne passant pas par Marseille sont de plus en plus importants, aussi sont-ils en croissance constante. Ce système urbain original, où se partagent les différentes fonctions urbaines, vit de la pluralité et de la complémentarité. Le schéma mental radioconcentrique ne s’applique pas ici. Nous avons affaire à un espace “réticulé”. Il existe une véritable multipolarité dans tous les domaines : économique, commercial, universitaire et culturel. Certaines fonctions centrales sont assurées en périphérie et dans des espaces interstitiels. Sans parler de l’Ecole de l’air à Salon ou du Commissariat à l’Energie Atomique à Cadarache, on peut dessiner un axe est-ouest allant des hélicoptères de Marignane aux cartes à puce de Trets, axe qui ignore Marseille. Les espaces commerciaux périphériques, comme Plan de Campagne, deviennent le week-end de véritables pôles d’attraction (de l’achat au cinéma et boîte de nuit). Les théâtres d’Istres et Martigues rivalisent avec ceux de Marseille. Cette région inaugure le règne de la complexité garantissant l’adaptation aux évolutions de demain. Les centralités historiques et symboliques qui la parsèment dépassent les découpages communaux. Il y a un véritable désaccord entre ce que vivent les Marseillais et ce qu’ils se représentent.
Mais il ne faudrait pas tomber dans l’erreur de privilégier l’objectivité des chiffres économiques ou de la circulation. Les représentations sociales ont leur efficacité. Elles déterminent bien des conduites, en particulier celle du choix résidentiel. Il nous semble que Marseille souffre moins d’une mauvaise image, que l’extérieur cultiverait, que d’une vraie difficulté à se construire une identité en rapport avec sa réalité métropolitaine, seule capable de la propulser au rang des villes qui comptent dans la concurrence des territoires autour de la Méditerranée.
*La pensée de Midi est une revue littéraire et de débat d’idées. Les thèmes, extrêmement variés, peuvent porter sur des lieux (Palerme, Athènes, Alger…), des débats artistiques, littéraires ou politiques. www.lapenseedemidi.org/
* Pierre Vergès est directeur de recherche CNRS, LAMES, Université de Provence
Véronique Jacquemoud est docteur en sociologie, Anthropologie, LAMES, Université de Provence