Les trames vertes dans la ville préfigurent de nouveaux paysages urbains

Entretien avec Philippe Clergeau, écologue urbain (Département Écologie et Gestion de la Biodiversité au Museum national d’histoire naturelle)

clergeau1

Philippe Clergeau, Professeur au Muséum national d’histoire naturelle, responsable du programme EcoUrb sur la biodiversité urbaine.

L’écologie urbaine peut s’entendre de plusieurs façons. Depuis une vingtaine d’années, quelques chercheurs français ont donné à ce champ de recherche un sens clair et précis. Philippe Clergeau, l’un des pionniers de ces écologues de la ville, la définit comme une application à l’espace urbain des principes et des enjeux de l’écologie du paysage (ou “landscape ecology”). La question de la circulation des espèces dans l’espace urbain amène à l’idée de constituer des “trames vertes” au sein des villes – une révolution potentielle du paysage urbain. Ces questions, qui sont en train d’être défrichées, sont structurées par quelques grands problèmes, comme celui que l’on pourrait appeler “le paradoxe de la densité” : pour être écologique, la ville doit limiter son étendue, et donc se redensifier ; mais par ailleurs, si la ville veut accueillir de la biodiversité, elle ne doit pas être un îlot de béton dont le sol est entièrement perméabilisé par du bitume. Il faut donc que la ville soit à la fois dense et traversée de corridors de nature.

clergeau2Cette “écologie urbaine” telle que Clergeau et ses collègues la définissent a commencé à entamer le privilège des sciences humaines sur la ville. Pourtant, de façon significative, la sociologie urbaine, fondé dans les années 1920 à Chicago, s’est bâti sur les concepts de l’écologie des plantes, avec Robert Ezra Park, qui entendait étudier la ville « comme une production de la nature, et en l’occurrence de la nature humaine ». Au moment où les pouvoirs publics et les organisations internationales commencent à s’interroger sérieusement sur ce que sera la « ville durable » de demain, et singulièrement, depuis un an ou deux, à la question spécifique de la nature en ville, l’écologie urbaine esquisse avec ses proposition de «trame verte», les contours d’une possible révolution du paysage urbain. A l’agenda de l’écologie urbaine, mettons l’invention de nouveaux concepts spécifiques à son objet, plus adaptés que les notions de “taches d’habitat” (”patches”) et de “matrice” (pensés à l’origine par l’écologie du paysage pour les espaces non urbains). Gageons que cette élaboration théorique, qui constituerait l’écologie urbaine en discipline scientifique, passera par un dialogue avec l’écologie urbaine de Park, et permettra de dépasser le clivage entre espèces humaines et espèces non-humaines pour proposer une autre façon de penser, de lire, de vivre et de construire la ville. A l’occasion de son passage à Marseille le 28 avril 2010 pour une conférence à l’invitation de l’Agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise (AGam) sur le thème « Biodiversité et paysage urbain », Philippe Clergeau revient sur les fondements de sa démarche – et esquisse quelques perspectives d’avenir.

La question de la biodiversité en ville: un vent nouveau

Le succès du genre de conférences que vous avez vu hier soir (avec 150 personnes environ dans la salle) est un phénomène nouveau. Depuis le Grenelle, je suis confronté à une demande explosive. Je reçois jusqu’à deux invitations par semaine à participer à des conférences. Je dois souvent décliner, mais souvent aussi j’accepte : pas seulement pour le plaisir, surtout pour diffuser les connaissances acquises et faire comprendre les enjeux possibles de l’intégration d’une nature dans la ville pour qu’elle devienne plus durable. De plus, les gens se servent de ma présence pour interroger les élus, ce qui ne manque pas de relancer les débats sur des aménagements locaux !

« En tant que biologiste, le fait d’entrer dans la ville a changé ma vie. »

Je suis depuis quelques mois dans le conseil scientifique du PUCA (Plan urbanisme construction architecture), le plan directeur d’urbanisme à l’échelle nationale qui existe depuis 1998. C’est la première fois qu’il y a un biologiste dans le conseil scientifique du PUCA.
En tant que biologiste, le fait de rentrer dans la ville a changé ma vie. C’a été une découverte étonnante à tous les niveaux, y compris sur les acteurs en charge de gestion d’espèces ou d’espaces, en fait beaucoup moins organisés à l’époque que dans les systèmes agricoles.
A mes yeux, dans les années 1990, l’invention du développement durable a marqué une révolution philosophique majeure, pour sortir de la vision binaire dans laquelle d’un côté on crée des sanctuaires, et de l’autre on continue à faire n’importe quoi. Il faut bien sûr des sanctuaires, mais aujourd’hui il faut aussi des comportements intégrés de gestion de l’espace. Et une gouvernance cohérente et honnête. J’ai par exemple été déçu d’apprendre récemment qu’il y aurait plusieurs secteurs d’interdiction totale de fréquentation au sein du Parc Marin d’Iroise, ce n’était pas clairement posé dans le projet. Je le suis en tant qu’usager de cet espace naturel, mais aussi en tant qu’écologue. On renforce l’équation écologie = interdiction ; et donc le discours des écolo-septiques. Cela affaiblit l’écoute de l’opinion aux problèmes de changements planétaires actuels.
Il me semble crucial de développer les sociétés humaines d’une façon qui soit compatible avec le maintien et le bon développement de la biodiversité.

« On ne sait presque rien du vivant non-humain en ville. »

clergeau3

La Petite Amazonie en plein centre de Nantes

A la base, je suis un biologiste, spécialisé dans les oiseaux. J’ai d’abord travaillé pour l’INRA, sur la question des ravageurs des cultures. J’ai travaillé sur les corvidés, les étourneaux, les goélands, dans l’espace rural. Mes oiseaux se sont peu à peu installés dans les villes – j’ai suivi mon objet. J’ai donc proposé à l’INRA des recherches sur les oiseaux en ville. Forcément, ça les intéressait peu. D’entrée, cette distinction ville / campagne, qui structurait non seulement l’opinion commune, mais aussi les politiques, m’a placé au cœur des problèmes de gouvernance.

Mon premier travail sur la ville est un rapport pour le ministère de l’Environnement, sur «les nouveaux oiseaux dans la ville». Dans ce domaine des oiseaux en ville, on était une petite communauté de chercheurs dans le monde. On est une génération à avoir défriché le sujet dans les années 1990. Gaston en Angleterre, Luniak en Pologne, Blair aux USA.

clergeau4Avec le rat, le pigeon, le merle et le goéland, l’étourneau est l’une des rares espèces qui s’est récemment et très bien adaptée aux grandes villes. D’importants effectifs d’étourneaux investissent des sites urbains chaque nuit, notamment en hiver. (Photo © INRA, Le Quilliec P.)

La ville m’a attiré et passionné comme objet scientifique, et aussi comme champ d’expérience. Mais j’ai découvert que la ville n’était pas faite pour le biologiste: elle appartenait au champ des sciences humaines. Dans ce qui est quasiment l’un des premiers colloques français organisés sur l’écologie urbaine en France (Villette 1996), il n’y avait que des philosophes. Avec Christian Garnier, nous avions fait des introductions qui ont soulevé une forte contestation – l’un des penseurs de la ville les plus en vue m’a dit « l’écofascisme ne passera pas ». J’étais abasourdi. Du coup, j’ai été travailler hors de France – avec des Canadiens, des Italiens, des Finlandais.

« Le biologiste n’était pas censé s’intéresser à la ville; c’était le domaine réservé des sciences humaines. »

A l’occasion de ma rencontre avec la sociologue Nathalie Blanc, qui avait déjà travaillé sur la nature en ville et ses représentations par les habitants, j’ai étendu mon étude à des populations animales qui ne faisaient initialement pas partie pour moi de « la nature » – comme les chats qui sont, en ville, les premiers prédateurs. Mais nos discussions communes m’ont surtout permis de mieux intégrer les sciences sociales dans l’écologie urbaine, ce que j’avais déjà initié avec André Sauvage à Rennes dès les années 1994.

clergeau5Muni des outils de l’écologie du paysage, j’ai trouvé une méthode d’approche pertinente pour passer de la question des oiseaux à la question de la biodiversité en général dans l’espace urbain. L’écologie du paysage fournit une approche holistique : elle permet de s’intéresser à l’espace urbain comme à un système, comme à un tout, lui-même inscrit dans un espace régional. En découvrant l’écologie du paysage, j’ai été tout de suite convaincu (là où de nombreux collègues discutaient l’idée) – je tenais mon paradigme pour une écologie urbaine.

La recherche en écologie urbaine n’est pas encore assez avancée pour que nous ayons proposé de nouveaux concepts, spécifiques à l’espace urbain qui nous intéresse. Moi-même, je ne m’intéresse à l’enjeu spécifique de la trame verte urbaine que depuis 2005 !

Jusque là, je m’intéressais quasi exclusivement à la question de la biodiversité en ville – comment faire pour l’entretenir ou l’augmenter? Il faut préciser que la recherche est encore extrêmement faible dans ce domaine. On ne connaît quasiment rien. Il y a un seul article publié dans le monde sur les escargots, et aucun sur les araignées. C’est de ces enjeux de biodiversité qu’est née l’idée de la trame verte urbaine. On me disait « Pourquoi n’avons-nous pas d’écureuils dans nos parcs ? » Après étude, il y avait en effet de quoi manger pour les écureuils – mais aucun moyen pour eux de commuter entre ville et campagne. Ils voulaient en implanter; ce qui est une hérésie écologique : comment cette population pourrait-elle se maintenir dans un parc ? D’où la question de la continuité écologique, et donc de la trame verte urbaine.

J’insiste sur le fait que la trame verte urbaine est une question expérimentale écologique comme sociétale – cela revient à proposer l’hypothèse d’une révolution du paysage urbain. Et d’ailleurs la question fédérative que nous avons retenue dans le cadre du programme interdisciplinaire de recherche (plus de 50 chercheurs) que j’anime c’est « Quel paysage pour la ville de demain ? ».

Page personnelle de Philippe Clergeau
Trame verte urbaine

clergeau6Entre art et science, de nombreux projets contribuent à modifier la représentation des rapports ville/nature. PigeonBlog est un projet participatif de collecte de données sur la pollution de l’air qui équipe les pigeons de GPS. Voir le site

Baptiste Lanaspèze