Les Rencontres d’Averroès

Entre Islam et Occident, la Méditerranée ?

ambiance

Cette année, les Rencontres d’Averroès répondaient à une urgence : déconstruire l’idéologie dominante du « choc des civilisations » entre l’Islam et l’Occident. Thierry Fabre (dans le programme édité par l’Espace culture à l’occasion de cette 15e édition) : « Comment expliquer ces peurs multipliées, ces passions irraisonnées qui poussent à l’affrontement et mettent en scène de « nouveaux croisés, d’un côté, et de « nouvelles invasions barbares », de l’autre. Que dire de la Méditerranée au moment où est mis en avant le face à face Islam/Occident ? Est-elle devenue le nouveau théâtre des opérations ou au contraire le lieu d’une communauté à imaginer qui transcende l’opposition Islam/Occident ? ». Les trois tables rondes n’ont pas esquivé les antagonismes historiques, religieux, culturels et politiques qui traversent les deux rives, mais elles ont permis de tracer le chemin de leur possible dépassement.

Première table ronde :

Entre Mahomet et Charlemagne, faille irréductible ou monde commun ?

La première table ronde s’est penchée sur les sources historiques de ces discours de violence et de guerre qui justifient la soit disant opposition entre deux blocs homogènes et irréductibles. Comme l’a rappelé Emmanuel Laurentin, le titre de cette table ronde renvoie à un livre écrit au début du XXe siècle par Henri Pirenne. L’historien Belge affirme en substance que les conquêtes arabes ont mis fin à l’unité latine du monde méditerranéen. En coupant l’Europe de ces racines romaines, l’arrivée de l’Islam aurait provoqué une fracture radicale et irrémédiable. Pour Jocelyne Dakhila, nous sommes dans un « moment pirennien » où la problématique de la fracture est dominante.  « Le besoin d’une Europe unifiée peut créer un mouvement de repli sur soi. La difficile construction de l’Union Européenne favorise ces lignes de fracture avec les autres ». La chute du bloc communiste, en 1989, a également entraîné un déplacement des frontières symboliques. « La figure du despotisme oriental s’incarnait d’une certaine façon dans l’hégémonie autoritaire de l’URSS. La fin du communisme a recentré tous les regards sur l’islam ». L’altérité radicale répond donc bien plus à une construction intellectuelle qu’à une réalité historique. Car, comme le fait remarquer Ali Benmaklouf, si on admet que nos identités sont multiples et fluctuantes, il devient alors très difficile de s’installer dans l’idée de la séparation. Et le philosophe de poursuivre : « En ce qui concerne mon domaine d’étude, la continuité est avérée entre les écoles d’Alexandrie et de Bagdad. Les philosophes arabes estimaient que leur devoir était de relayer les catégories théorisées par Aristote. Ce ne fut pas du tout une imitation, mais une recontextualisation des thématiques qui semblaient pouvoir échapper au cloisonnement d’une culture. Ces philosophes combattaient le sophisme du particularisme culturel ».

Marwan Rashed, spécialiste de la transmission du savoir Grecque au Moyen Age, a lui aussi mis en avant l’absence de rupture entre le Monde Antique, l’Europe et l’Islam : « A certains moments de l’histoire se produit des bifurcations. On assiste à l’émergence de situations singulières qui entraînent une série de déterminations. L’avènement de l’islam sur la scène méditerranéenne est évidemment un événement important. Mais interpréter cet événement comme une rupture correspond à une erreur historique. L’évolution culturelle et scientifique du monde islamique s’inscrit, non seulement, dans une continuité réelle avec les mondes qui l’ont précédé, mais, elle débouche aussi sur une ouverture à d’autres horizons. Avec l’Islam on assiste à une forme de symbiose entre différentes traditions gréco-héllénistique, syriaque, persane, sanscrite et bien sûr arabe. Différentes traditions ont ainsi conflué à Bagdad au IXe siècle. Par exemple, les astronomes se sont d’abord appuyés sur la science sanskrite et quand ils en ont touché les limites, ils se sont tournés vers l’astronomie grecque ». « Il existe une réelle dynamique dans l’histoire des sciences, ajoute Ali Ben Makhlouf. L’école de Padoue au XIVe siècle était un foyer de contradictions. Galilée est en quelque sorte le fruit de ces controverses ». Mais évitons de nous abandonner à toute vision irénique. Même les guerres participent aux phénomènes d’acculturation. Jocelyne Dakhlia : « Les événements violents, les affrontements, ont aussi pour effets de provoquer du rapprochement et de l’interconnaissance. Même dans la souffrance de la captivité, on côtoie l’autre, on apprend sa langue, sa culture, ses modes de vie ». L’historienne vient de publier un livre sur la lingua franca, une langue méditerranéenne, fruit des rapprochements violents entre l’Orient et l’Occident. « On perçoit assez peu la Méditerranée comme un monde métis et de brassage. La lingua franca a donné lieu à très peu d’étude parce que, justement, elle se situe sur ce versant très métissé de l’histoire de la Méditerranée. Elle a très concrètement été un pidgin à base de langues essentiellement romanes. Ce langage était utilisé sur tous les bords de la Méditerranée et pas seulement dans les ports. Sa diffusion était beaucoup plus importante ».

Le monde islamique n’a donc pas été hermétique aux autres cultures. Marwan Rashed confirme, avec exemple historique à l’appui : « Un théologien de Bagdad au IXe siècle a produit une étude comparée des trois religions du livre. Il a mis en avant le fait que le principe de révélation butait sur des obstacles scientifiques et philosophiques. Et pourtant, un siècle plus tard, il était considéré comme l’un des théologiens musulmans les plus subtils ». Pour Jocelyne Dakhlia et contrairement aux idées reçues, les différences culturelles se réduisent à peu de chose. « Mais nous sommes dans un moment qui tend à tout culturaliser. Or toutes les divergences entre les sociétés ne sont pas culturelles. Beaucoup relèvent en fait d’options politiques ». Mais alors pourquoi les éléments de continuité sont-ils autant minorés ? Jocelyne Dakhlia avance quelques hypothèses : « Il se peut que l’histoire des mentalités ait contribué à véhiculer l’idée que l’on est enfermé dans sa culture. D’autre part, le continuum avec l’islam pose problème d’un point de vue théologique. L’islam prétend dépasser le christianisme. C’est la raison pour laquelle il a longtemps été interprété comme une hérésie ». L’historienne est persuadée que la peur de l’islam coïncide avec un retour, conscient ou inconscient, aux racines chrétiennes de l’Europe. « Dans les arguments des intellectuels hostiles à l’Islam on retrouve les arguments de la polémique médiévale. Ce qui prouve la résurgence d’une identité chrétienne de l’Europe ».

Mais les lignes de ruptures ne sont pas à sens unique et les sociétés musulmanes ne peuvent pas non plus s’absoudre de toute responsabilité. Marwan Rashed  : « Actuellement, aucun gouvernement arabe n’est légitime, ni démocratiquement élu. A cause de cette absence de démocratie, l’impulsion vers la connaissance est inexistante. Des conditions politiques sont nécessaires pour développer un attrait pour le savoir. Le rapport est particulièrement déséquilibré en sciences humaines. Les chercheurs arabo-islamiques ont tendance à se focaliser sur leur petit lopin culturel national. Pour qu’il y ait véritablement échange entre les deux rives de la Méditerranée, il faudrait favoriser le fait que le savoir est universel ».

Deuxième table ronde

Entre islam(s) et laïcité(s) fractures durables ou convergences possibles ?

Cette deuxième table ronde, animée par Dominique Rousset, journaliste à France Culture, a permis d’envisager la dimension sociétale, culturelle et religieuse de l’opposition supposée entre Islam et Occident.

Franck Frégosi travaille depuis de nombreuses années sur les différentes expressions religieuses de l’islam en France. Il revient sur la question de la sécularisation. « Je ne suis pas sûr que l’on puisse parler d’une sortie de la religion. Indéniablement, nous sommes face à des mutations dans les modes d’expressions religieuses. J’observe au quotidien qu’en dépit des discours sur la confrontation et la rupture, nous assistons en fait à un accommodement raisonnable entre l’islam vécu et la laïcité. Notre laïcité juridique a été conçue alors même que le christianisme était absolument dominant. L’islam interpelle le caractère plus ou moins opérationnel de ce système législatif ». Il existe bien un phénomène d’adaptation réciproque. « La grande majorité des musulmans s’interroge sur ce qui dans le système normatif de l’islam est soluble dans le contexte français. Cette adaptation est en cours et, bien sûr, elle est parfois contradictoire, car, de part et d’autre, un certain nombre de tensions perdurent ».

Evitons donc de nous focaliser sur l’islam le plus conservateur, mais qui reste minoritaire. Abdennour Bidar : « En Europe, la majorité des musulmans tente de trouver un juste équilibre entre la fidélité à son héritage, à sa pratique et l’adaptation à un environnement qui fonctionne selon des règles différentes. Il y a beaucoup d’intelligence en acte dans cette adaptation. Elle devrait être mieux relayée. Les musulmans ont besoin d’échanger sur ces questions. Ils ont aussi besoin d’être accompagnés par de la pensée. Nous sommes un certain nombre à essayer de rendre intelligible ce mouvement d’accommodement ».

Mais jusqu’à quel point une société qui vise à l’unité peut-elle intégrer les particularismes ? Abdennour Bidar : « Les demandes communautaires posent problèmes, car elles émanent d’une fraction de la population musulmane ayant le souci de conserver absolument intact un certain nombre de traditions, de valeurs, de rites ». La limite de la recevabilité de ces demandes se situe à l’endroit d’une menace pour le vivre ensemble ; quand elles imposent un mode de vie séparé. En tout cas, il est nécessaire de ne pas stigmatiser a priori le croyant. « Plus de foi, ce n’est pas moins d’intelligence », rappelle Franck Frégosi.

Cengiz Aktar propose alors de déplacer le débat sur le terrain politique. « La demande d’adhésion de la Turquie à l’Europe est un pavé dans la mare européenne. Cette éventualité d’une Turquie avec 70 millions de musulmans au cœur de l’Europe dérange énormément. On occulte ce débat, alors que l’expérience turque en matière de laïcité est bien concrète ». Cengiz Aktar rappelle que l’Empire Ottoman était multiethnique et multiconfessionnel : « 40% de sa population au début du XXe siècle était non musulman. L’occidentalisation de la Turquie date de deux siècles, elle est pourtant superbement ignorée par l’Europe. Le PJD (Parti de la justice et du développement) est un parti islamiste qui fait l’exercice du pouvoir depuis les années 70. On assiste-là à un phénomène de normalisation. A tel point que, dans la terminologie européenne, on voit apparaître un nouveau terme : musulman démocrate. Avec la demande d’adhésion de la Turquie à l’UE, le débat sur la relation entre islam et laïcité s’invite au cœur de l’Europe ».

Pour Abdennour Bidar, cette approche politique se double d’une dimension spirituelle. « L’Occident et l’Islam partagent une crise du sacré. Chaque partie renvoyant à l’autre la responsabilité de sa propre crise. Du côté de l’Islam, nous avons un sacré qui depuis des siècles s’est largement fossilisé. Du côté occidental, nous assistons à un phénomène de sécularisation, une perte de contact avec la question du sens spirituel de l’existence. Les musulmans posent la religion comme une ressource de sens, de sagesse. Ils invitent ainsi l’Europe à s’interroger sur son rapport à une spiritualité qu’il faudrait remobiliser sans pour autant réactiver des mouvements réactionnaires ». « Le monde est hétérogène, il n’est pas homogène, renchérit Mustapha Cherif.Nul n’a le monopole de la liberté comme fondement de l’existence. Les musulmans considèrent que l’islam est libérateur. Ils affirment, à juste titre, qu’ils n’ont pas attendu le XVIIIe siècle pour connaître la liberté et que les valeurs abrahamiques sont aussi porteuses de liberté et de démocratie. Donc, quand on nous demande de nous européaniser, de nous occidentaliser, nous émettons des réserves ». Le modèle de société occidental est-il en effet exempt de toute critique ? « Notre destin est commun. Mais, il existe des singularités et des spécificités qu’il faut respecter. Chacun plaque sur le monde de l’autre ses propres catégories, ce qui fausse le débat. Bien sûr, les religions peuvent être des clôtures et basculer dans le totalitarisme. Mais, elles peuvent être aussi des mouvements d’ouverture et de libération. Aujourd’hui, on nous propose un monde où rien n’est religieux, ni politique, mais où tout est marchandise. Le musulman s’oppose à cette déshumanisation du monde. Et, on nous dit : « vous n’avez pas le droit de critiquer la modernité ». Il ne s’agit pas d’être croyant ou incroyant, mais ouvert ou fermé. Je préfère un incroyant ouvert à un croyant fermé ». Mustapha Cherif rappelle que la cause principale de l’intolérance religieuse est avant tout politique. « Les violences monstrueuses créent des réactions monstrueuses. On confond l’effet et la cause. L’ignorance génère également de la violence. Enfin, quel type d’alternative peut-on proposer à ces modes d’uniformisation qui nivellent notre mode d’existence ? ». Le philosophe nous invite alors à nous interroger sur les écarts entre nos théories et nos pratiques. « Comment des doctrines qui parlent d’amour basculent-elles dans la haine ? Est-ce le contexte socio-historique ? Une lecture erronée des textes sacrés ? Le goulag n’est pas dans Marx, l’inquisition n’est pas dans l’Evangile et la violence aveugle n’est pas dans le Coran».

Les notions de liberté et de tolérance ne sont donc la propriété d’aucune société. Mais comment, dans un monde de plus en plus interconnecté et interdépendant, les rendre réellement universelles ? « Nous ne sommes plus au temps de l’autosuffisance, prévient Abdennour Bidar. Jusqu’ici, en dépit d’un certain nombre d’influences, les civilisations ont défini leurs valeurs à partir de leurs propres ressources. Nous devons maintenant élaborer un sens commun de ces valeurs. Il nous faut produire des pensées métissées, enchevêtrées. Ce qui impose à chaque société un travail d’autocritique sur ses propres représentations ».

Troisième table ronde :

Entre djihadisme et occidentalisme, nouvel affrontement des blocs ou renaissance méditerranéenne ?

La troisième table ronde s’inscrivait dans une perspective politique. Thierry Fabre, animateur du débat, après avoir fait entendre un extrait de Zone, le dernier livre de Mathias Enard, interrogea ce dernier sur sa vision de la Méditerranée. Espace intermédiaire ou vaste cimetière ? « Non, ce n’est pas uniquement un vaste cimetière, répond l’écrivain. Dans Zone, je m’attache à montrer que la Méditerranée a non seulement été un lieu d’échange et de partage, mais aussi et depuis très longtemps, un lieu d’affrontement ». La Méditerranée ne ferait donc plus rêver ? « C’est justement parce qu’elle fait rêver qu’il ne faut pas oublier qu’elle est parfois un cauchemar ».

La Méditerranée évoque à Nadia Yassine à la fois un monde de légèreté et de menace, « Un mélange de beauté et d’inquiétude, de violence partagée entre le Nord et le Sud. Le bellicisme n’est pas propre à l’islam. Nous partageons la même réalité d’une mondialisation qui a exacerbé les crispations identitaires ».

Quant à Mohamed Tozy, il a longuement travaillé sur la dimension anthropologique de la Méditerranée. « L’idée de la Méditerranée contemporaine est une fabrication anthropologique qui s’est construite à partir d’un certain nombre de questions : la famille, la vengeance, la cuisine, le rapport au temps, à l’espace, à l’architecture… Cette conception relativement essentialiste est quelque peu factice et exotique. En tout cas, elle évacue le conflit, la tension. La Méditerranée n’est pas donnée uniquement par l’histoire. C’est avant tout un parti pris. Un choix tourné vers l’avenir plutôt que vers le passé. Et actuellement, ce parti pris est majoritairement assumé de façon politicienne ou sectaire ». Le djihadisme participe de cette idéologie de la confrontation. « La violence est inscrite dans le corpus de toutes les religions comme un choix possible, mais non comme une nature de la religion. Le mot djihad renvoie à la notion d’effort. Son acceptation est bien plus large que la violence et concerne aussi l’effort de la connaissance, du développement… ». Pour Mathias Enard, également, la violence n’est pas consubstantielle à la religion : « Quand la violence s’accomplit, elle n’appartient déjà plus à la religion. On entre dans un autre domaine qui est souvent idéologique et politique. Je pense que la force d’une idéologie ne réside pas dans son contenu. Elle participe plutôt du domaine de l’illusion. Ce qui compte c’est sa force intrinsèque, pas son contenu. On adhère à un mot, à un mouvement à un groupe ».

Nadia Yassine tient, elle aussi, à replacer le djihadisme dans un contexte plus large. « Cette théorie est mot pour mot une réponse à la stratégie guerrière des Américains. Elle s’inscrit dans un contexte d’affrontement, non pas entre islam et occident, mais entre le Nord et le Sud. Le djihadisme est une crispation identitaire basée sur la religion islamique. Il répond à un nationalisme religieux qui se développe un peu partout dans le monde et pas seulement dans le monde musulman ». Pour sa part, Nadia Yassine défend l’idée d’un pacte islamique pour la société musulmane. « Le pacte islamique est une proposition concrète du mouvement que je représente. Il vise à sortir la société marocaine de la crise par la transition démocratique. L’islam est pour nous un ciment, un dénominateur commun ». Thierry Fabre s’interroge alors sur la place laissée aux non musulmans dans ce pacte : « Ce n’est pas un pacte d’exclusion,répond Nadia Yassine. Il repose sur un dénominateur commun. Au Maroc, personne ne se dit non musulman. Notre mouvement a appelé toutes les sensibilités politiques au dialogue. Nous avons organisé des conférences nationales basées sur notre identité religieuse ».

Les mouvements islamiques donnent pourtant l’impression de légitimer des pratiques liberticides, notamment en direction des femmes. « Il y a beaucoup d’approches liberticides dans la pensée islamique, reconnaît Nadia Yassine. Mais, il existe aussi de véritables dynamiques. J’appartiens à un mouvement qui essaie de dépasser la lecture figée de l’islam. Cette dernière a été imposée par le pouvoir politique. Il a été un paramètre sclérosant pour notre foi qui, à l’origine, était universelle et convergeait parfaitement avec les valeurs des droits de l’homme et l’organisation démocratique de la Cité ».

Pourtant, l’interprétation des textes religieux telle qu’elle est actuellement pratiquée par les hommes reste très contraignante pour la femme. Cette discrimination n’est le fruit d’aucun déterminisme. Une fois encore, les causes sont essentiellement politiques, économiques et sociales. « Comment faire prendre conscience du droit des femmes à un peuple majoritairement analphabète et dépolitisé ? Le pouvoir fait tout pour légitimer l’écrasement, non seulement des femmes, mais aussi des hommes. Il est temps que les femmes se réapproprient les instruments théologiques afin de faire entendre leur sensibilité féminine. Cette dynamique est à l’œuvre et elle participe à la reconstruction du monde musulman ».

Mohamed Tozy émet des réserves sur la référence unique que représente le pacte islamique. Il note une dérive consécutive à la perte de la pluralité politique. « Toute l‘histoire de la pensée politique de l’islam nous enseigne qu’il est impossible de construire une interprétation uniquement régulée par les théologiens. Pour poser la question de la régulation par la loi, il est nécessaire de sortir des idéologies religieuses ».

En tout cas, les djihadistes s’inscrivent bien dans une posture de guerre. Sont-ils minoritaires dans l’islam, ou sont-ils en capacité de rallier les masses musulmanes ? Mohamed Tozy : « Le lexique de guerre est une ressource, un répertoire permettant de mobiliser un registre historique déterminé qui renvoie à des vécus fantasmés. En ce qui concerne le djihadisme, on ne peut pas parler d’un mouvement de masse. Ces mouvements éprouvent beaucoup de difficulté à recruter dans la population ».

Comment s’extirper de toutes ces postures de violence ? Nadia Yassine : « La colère de la jeunesse n’a rien à voir avec l’islam. Elle est l’expression d’un mal de vivre. Et la spiritualité est un antidote à la violence. Certes, une autocritique endogène de l’islam est nécessaire. Nous sommes en déficit d’élites capables d’accompagner cette mutation, car le pouvoir politique ne désire pas voir émerger une pensée autonome. Mais la politique internationale a également une grande responsabilité. Nous ne devons pas tomber dans le piège tendu par les défenseurs du choc des civilisations. L’occident n’est pas un bloc monolithique. Cette civilisation a produit une pensée lumineuse, mais aussi une pensée plus obscure encore que la pensée des djihadistes. La convergence ne sera possible que grâce à une véritable volonté politique. Car la violence appelle la violence et l’humiliation appelle le fanatisme ».

Les événements récents, à savoir le crack boursier et l’élection de Barack Obama aux Etats-Unis, sont-ils annonciateurs de la fin de l’hégémonie occidentaliste ? Mathias Enard évoque « Un mouvement qui se dessine et qui permet de déplacer la frontière entre Orient et Occident. L’islam est intégré à l’occident. Ces frontières civilisationnelles ne correspondent plus à la réalité. Prenons la Turquie. Où la situer ? En Orient, en Occident ? L’islam fait maintenant partie de l’Europe, elle est présente sur son territoire. Si la mondialisation a un effet positif, c’est bien de rapprocher des zones voisines ». Pour l’écrivain l’altérité radicale est le fruit de stratégies politiques : « L’absence de démocratie dans les pays de la rive sud de la Méditerranée est un facteur d’inégalité indéniable. Cet état de fait crée des frontières qui ensuite vont basculer sur le plan imaginaire et fabriquer de l’altérité. En revanche, les modes d’être entre les deux rives ne sont absolument pas incompatibles. L’islam est tout à fait compatible avec la démocratie, la culture, la liberté… ».

L’identité se jouerait donc d’abord dans le mythe, dans la fabrication des récits, elle s’appuierait rarement sur des réalités concrètes. Reste donc à mettre en œuvre d’autres récits moins belliqueux. Mohamed Tozy : « La crise financière nous offre l’occasion de dépasser la crise de la pensée. C’est une opportunité pour sortir du paradigme conservateur et néolibéral. L’espace méditerranéen s’impose alors comme un parti pris identitaire qui accepte l’hybridation, le métissage, le pluralisme, le conflit régulé… ».

Fred Kahn

Les Rencontres d’Averroès, conçues par Thierry Fabre et produites par l’espace culture se sont déroulées, les 7 et 8 novembre 2008, à l’Auditorium du Parc Chanot.

Des comptes rendus plus détaillés, ainsi que des extraits des différentes interventions, sont disponibles sur le site de l’espaceculture.