L’être humain est un nœud parmi d’autres nœuds

PETITE HISTOIRE DE L’ÉCOLOGIE URBAINE
Entretien avec Nathalie Blanc, sociologue, géographe

Comment en êtes vous venue à définir votre travail de recherche comme de l’”écologie urbaine”?

Au début des années 1990, c’était en effet sous la notion d’“écologie urbaine“ que j’ai souhaité définir mes activités de recherche ; et cela me convient toujours aujourd’hui. L’expression “environnement urbain“ me semblait trop restrictive ; et quant à celle de “ville durable“, elle n’existait pas encore.

Et puis l’écologie urbaine, ça me semblait pouvoir être une discipline à part entière. A l’époque, ce n’était rien, mais aujourd’hui, c’est une sorte de méta-discipline – un objet de convergence, qui contient toujours de nombreux potentiels. L’écologie urbaine, aujourd’hui, c’est quand même le nom établi d’un champ de recherche, même si l’objet de ce champ reste assez flou.

L’Ecole de Chicago étudiait
la distribution des populations imigrées dans l’espace urbain.

L’écologie urbaine est un concept stratifié qui correspond à une série de recherches successives assez différentes les unes des autres – et distinctes de ce que à quoi correspond ce champ de recherche aujourd’hui.

A quand remonte l’invention du concept ?

Le premier à avoir formulé ce concept est le sociologue Robert Ezra Park, de l’école de Chicago, dans les années 1920. L’idée consistait à appliquer à la réalité sociale urbaine les modèles d’une science alors naissante, l’écologie végétale, et en particulier le concept de succession des populations de l’écologue Clements. L’un de leurs sujets d’étude de prédilection était la succession des populations immigrées dans l’espace urbain.

Chicago, dans les années 1920, était une métropole en pleine expansion qui avait l’aspect de la ville moderne par excellence ; et c’était surtout un gigantesque creuset d’immigrés venus d’Europe et du monde entier. Les sociologues – accompagnés de géographes – de l’Ecole de Chicago étudiaient donc la distribution de ces populations dans l’espace urbain.

Dans quelle mesure ceci méritait-il le nom d’écologie urbaine ? La question de la naturalité de la ville n’apparaissait que très marginalement : l’usage de l’écologie était pour l’Ecole de Chicago simplement métaphorique : il s’agissait surtout d’emprunts méthodologiques.

Quelle fut la vague suivante ?

Après l’Ecole de Chicago, la notion d’écologie urbaine a fait son apparition, de façon plus intensive, dans les années 1960-1970. Important les notions de “flux entrants“ et de “flux sortants“ des études écosystémiques de l’écologue Eugene Odum, des écologues se sont mis à étudier la ville comme un écosystème, dans une approche très quantitative et énergétique. Bernard Dambrin, élève de Paul Duvigneaud, a fait une thèse sur les flux entrants et sortants dans la ville de Paris. Beaucoup d’autres lui ont emboîté le pas – essentiellement des scientifiques des sciences de la vie et de la matière. Il s’agissait pour tous ces gens de calculer par exemple les biens entrants et sortants en kilocalories.

Le lancement en 1971 par l’Unesco du programme Man and Biosphere initié en 1968 va favoriser le développement de nombreuses études sur ce thème. Le cas le plus connu est celui de Hong-Kong, avec de grosses études réalisées par des Australiens en contrat avec Man and Biosphere. Avec ces écologues, on n’est toujours pas sur la question de la “nature“, mais sur celle des “cycles bio-géo-physiques“.

Je ne me reconnais pas
dans ce courant disons “humaniste”
de l’écologie urbaine :
pour moi,
nous faisons partie de la nature.

A partir de 1972, des critiques ont émané contre cette approche, que l’on a jugée beaucoup trop déshumanisée – sans doute dans le prolongement de 1968, qui avait favorisé l’apparition de la notion de “cadre de vie“. Il y a eu alors, au sein de ce qu’on peut appeler l’écologie urbaine, un retour de l’humain au premier plan. Bien qu’étant géographe proche d’une anthropologie, je ne me reconnais pas non plus dans ce courant disons humaniste de l’écologie urbaine : pour moi, nous faisons partie de la nature.

Les premières études d’écologie urbaine qui ont associé des psycho-sociologues ont été réalisées sur Rome, au début des années 1970. La collaboration entre écologues et psycho-sociologues ne relevait pas vraiment de l’interdisciplinarité, mais plutôt du dialogue de sourds : les scientifiques de la vie et de la matière devenaient dans les années 1980 de plus en plus énergéticiens, et les psycho-sociologues travaillaient de leur côté sur les perceptions et les représentations – bien souvent en étant réduits à la portion congrue. On ne peut pas parler d’interdisciplinarité, car il n’y avait pas de question commune.

Et ensuite?

L’arrivée de la gauche au pouvoir en France dans les années 1980 a donné un poids nouveau à la question des “cadres de vie“. Elle a été portée à cette époque par des cadres associatifs issus des classes moyennes qui avaient fait le choix de vivre dans des grands ensembles – comme Michel Péraldi à Marseille, par exemple. Ca a vraiment été l’essor de la notion de cadre de vie, qu’on va retrouver très fortement à la DIV (Direction interministérielle de la ville), et qui donnera lieu par exemple à des “chartes d’environnement urbain“.

En 1983, il y a eu le rapport marquant d’Hubert Dudebout, maire de Grenoble, intitulé Ensemble, refaire la ville, et qui invitait à une participation des habitants.

Donc, si on résume…

  1. Années 1920 : naissance de la notion d’écologie urbaine avec l’école de Chicago.
  2. Années 1960 : Duvigneaud travaille le “compartiment“ ville dans une logique d’aménagement du territoire, et aussi en lien avec le programme Man and Biosphere à partir des années 1970.
  3. Années 1980 : mise en avant de la question de l’“environnement urbain“ en lien avec la DIV.
  4. Depuis le milieu des années 1990 et surtout des années 2000 : l’écologie urbaine, pour qui la question de la naturalité de la ville est centrale, devient un champ de recherche actif.

Vous-mêmes, à quel moment avez-vous commencé à travailler dans ce domaine ?

J’ai commencé ma thèse en 1993. Pour moi, l’enjeu n’était pas de traiter de relations à des objets – mais de parler d’une globalité. De montrer les choses comme un complexe. En d’autres termes, j’arrivais avec un ancrage ontologique dans l’écologie scientifique. Le complexe écologique, l’écosystème, me semble en tout cas une métaphore idéale de l’ontologie que je revendique. Il s’agit en tout cas de sortir de ce que Jean-Marie Schaeffer appelle “l’exception humaine“. Mon idée consistait à montrer l’être humain comme un nœud parmi d’autres nœuds.

Je sortais des Beaux-Arts, où j’avais travaillé avec Christian Boltanski sur les déchets… et ma mère me conseillait de “me ressaisir“ (rires). Nicole Mathieu, géographe à Paris 1, avait un contrat pour étudier les cafards dans une ZUP de Rennes, et personne n’avait l’air intéressé. Le cafard, pour moi, c’était le sujet idéal !

Qu’est-ce que le cafard a d’idéal ?

Le cafard, c’est quelque chose qui réunit la nature, la ville et le déchet. Aussi intense comme réalité et comme représentation, c’était un sujet certes pas très valorisant… mais qui avait l’avantage considérable d’être d’emblée interdisciplinaire. Le cafard, ai-je souvent dit par boutade, ce n’est pas un objet ! C’est un lieu de cristallisation de relations innombrables. C’est un fait social total ! C’est à la fois un insecte, un animal, une nuisance. C’est surtout un prisme déformant de tout ce qui fait de la ville un lieu de relation entre le vivant et le non-vivant.

J’ai donc commencé mes terrains dans les tours des ZUP rennoises, tout en continuant mes activités de chargée de mission à la Délégation interministérielle de la ville (DIV). Je me suis plongée dans toutes les théories urbaines depuis 1800, et mon terrain était structuré par la question du rapport entre dynamique des populations de cafards et puis des chats et les pratiques / représentations qu’en avaient les habitants.

Les écologues, eux, étaient motivés par l’idée de sortir du laboratoire pour faire des terrains en extérieur.

Le cafard est un prisme déformant
de tout ce qui fait de la ville
un lieu de relation
entre le vivant et le non-vivant.

J’ai découvert des liens étonnants entre les pratiques des gens, et la dynamique de population des cafards. A commencer par ce fait simple : le cafard ne peut, par ses propres moyens, se déplacer en dehors d’une tour. Donc s’il se déplace, c’est qu’on l’y a amené – les enfants les transportent dans leurs cartables, ou bien les éboueurs dans les poubelles.

Dans des tours de 20 étages où j’étais, il y avait des appartements qui abritaient plus de 3000 cafards. Et là, j’ai été confrontée à toutes sortes de réactions. De la Béninoise qui s’en fout totalement, en disant que ce n’est pas vecteur de maladie, et que c’est des trucs de blancs que de vouloir s’en débarrasser, à l’ancienne SDF qui dit tout faire pour s’en débarrasser, mais qui en fait ne faisait rien. J’ai compris que la question de l’environnement, ce sont vraiment des actes, pas des discours. Il faut donc aller aux pratiques réelles du sujet sur son environnement.

Avez-vous étudié d’autres animaux ?

Ensuite, j’ai travaillé sur la dynamique de population des chats – à Lyon, Paris et Rennes. Ce qui m’intéressait c’était la relation entre la représentation du chat comme être sensible, et les pratiques de marronnage des populations de chats. L’idée était aussi d’évaluer l’impact des représentations sur les dynamiques de population.

J’ai travaillé avec ces gens qui nourrissent les animaux dans les espaces urbains interstitiels. Le geste de nourrir est très fort d’un point de vue anthropologique. Ca a été l’occasion de découvrir tout un monde que j’ignorais.

En 1978, une association nommée “Le Chat libre“ a fédéré tous ces réseaux informels de nourrisseurs, qui sont aujourd’hui structurés par Internet. Pour comprendre l’existence de ce réseau, il faut savoir que nourrir des animaux dans la ville est considéré comme un délit. Ces gens-là ont donc en commun de militer pour un droit de nourrir. Ils ont d’ailleurs obtenu gain de cause, puisqu’une loi a entériné leurs revendications en 1999 (Loi relative aux animaux dangereux et errants, et à la protection des animaux, n ° 99-5 du 6 janvier 1999, parue au JO n° 5 du 7 janvier 1999).

Le geste de nourrir est très fort
d’un point de vue anthropologique.

Ces nourrisseurs, ce sont souvent de pauvres gens assez seuls. La prise en charge de ces animaux leur revient souvent assez cher – ils se chargent par exemple en général de la stérilisation des chats, qui coûte environ 60 euros chez le vétérinaire. Les animaux qu’ils nourrissent et dont ils s’occupent sont donc en quelque sorte semi-domestiques – ils les appellent des “chats libres“. Disons qu’ils ne sont ni domestiques ni sauvages.

On a observé qu’en espace urbain, le comportement des chats était modifié, parfois de façon importante. Par exemple, l’organisation en harem n’est plus de mise – c’est un problème d’espace. Dans l’espace rural, on trouve un mâle associé à un territoire, et à plusieurs femelles.

Il faut noter que de façon générale, les écologues ne sont pas friands du travail en ville ; ils préfèrent les conditions dites “naturelles“ – la ville est un milieu trop complexe.

Tout ceci a mené à la sortie du livre Les animaux et la ville en 2000.

Ma thèse a été prise chez Odile Jacob ; mes premiers lecteurs m’ont dit : “Tu vois la ville comme une nature“. C’était tellement évident pour moi que je ne me l’étais jamais vraiment formulé ! Le sol, c’est de la nature ; le béton, ça se déforme…

A l’époque, j’étais absolument toute seule sur ces questions. Sur le thème de l’animal en ville, à ma connaissance aucun autre travail de synthèse n’a été fait en France. Aux Etats-Unis, il y a le recueil dirigé par Jennifer Wolch et Jody Emel, Animal geographies (1998).

Et puis a surgi la “ville durable“. Ça m’a beaucoup agacée : j’essayais de montrer que tout faisait système ; et tout d’un coup un référentiel d’action politique devenait la norme. On ne cherchait plus à étudier ; il fallait faire. On était passés dans une logique du top-down. L’agenda 21, c’est du prêt-à-penser.

A Paris, voyez-vous un changement dans les représentations et l’usage de la ville ?

Le retournement de la ville sur son fleuve est assez récent – ça date des années 1990. C’est surtout comme outil d’aménagement de la qualité de vie que le fleuve a été redécouvert – plus comme un décor, un paysage optique, que comme une nature.

Il y a un terrain qui a été fait, en face de Notre-Dame, sur la pollution végétale. Il en ressort que la Seine, à cet endroit-là, c’est du patrimoine culturel – ou de la nature patrimonialisée. Une nature “picturesque“ – pas perçue comme vivante.

Mes premiers lecteurs m’ont dit :
“Tu vois la ville comme une nature“. C’était tellement évident pour moi
que je ne me l’étais jamais
vraiment formulé !

Ce qui change aussi, c’est le rapport au vivant, aussi bien celui des gens que celui des institutions. Le vivant n’est pas encore une catégorie juridique. La juriste Marie-Angèle Hermitte déplore le fait que le droit du vivant ne relève que du droit du bien public. On protège des espèces – mais pas la biodiversité.

En ville, le rapport au vivant a changé, d’où l’intérêt pour les trames vertes ou corridors écologiques. On ne sait pas toujours s’il s’agit vraiment d’une sensibilité nouvelle au vivant végétal et animal ou de décor et d’embellissement urbain.

Pour étendre la perception de la naturalité, il faut lier l’animal au végétal, à la qualité de l’air et des matériaux de construction, etc. En tout cas, surtout ne pas sectorialiser.

Entretien réalisé par Wildproject, 2009