Une mutation extraordinaire
est en train d’avoir lieu
dans nos représentations de la nature
Entretien avec Isabelle Guillauic, architecte
Vous connaissez Isabelle Guillauic : elle a été chef de projet chez Jean Nouvel, où elle a entre autres coordonné le chantier du musée du Quai Branly. Suite à une récente reconversion qui l’a ramenée à ses premières amours, on la retrouve aujourd’hui thésarde, travaillant sur un sujet qui ne pouvait que nous toucher : au point d’intersection entre art contemporain et environnement urbain, elle met en ce moment la dernière main au concept de « forêt urbaine » qu’elle élabore depuis quelques années et qui, entre temps, a commencé à prendre corps ici et là dans la ville.
Il est à peine besoin de poser des questions à Isabelle Guillauic pour qu’elle y réponde. Derrière la surabondance des références, s’esquisse peu à peu les traits subtils d’une pensée pris dans l’esthétique et dans la pratique – Isabelle Guillauic, qui est d’abord une sensibilité, incarne à merveille le vent frais qui souffle aujourd’hui dans le monde des idées.
La voile de Wilproject, qui plaide en faveur du développement d’une écologie culturelle (et non pas seulement scientifique ou technique), est fière de s’enfler du souffle d’Isabelle Guillauic.
Avant ses études d’architecture, Isabelle Guillauic a fait une école d’horticulture, et a assisté à la fin des années 1970-80, (auprès de la paysagiste Lucienne Collin et Gilles Clément alors enseignants à Versailles), aux changements apparus dans la perception et la conception du paysage qui s’accompagnait d’une réflexion critique à l’égard de la notion d’« espace vert ». Après avoir été pendant 15 ans architecte chez Jean Nouvel (où elle a entre autres été chef de projet du Musée du Quai Branly), elle se consacre depuis 2006 à la réflexion théorique. Actuellement en thèse de doctorat sur la forêt urbaine à l’ENSA de Paris la Villette, dans l’équipe AMP : « Architectures, Milieux, Paysages », (anciennement « Jardins, Paysages, Territoires », dirigée par Jean-Pierre Le Dantec), elle revient ici sur la genèse de sa recherche, entre art contemporain, architecture, urbanisme et paysage.
Comment êtes-vous passée de la pratique de l’architecture à un travail théorique sur des enjeux liés à la représentation de la nature ?
Par rapport à ma double formation de jardinier et d’architecte; ma recherche fonctionne comme une boucle. Entre art contemporain et forêts urbaines, je cherche à définir et à décrire l’émergence de la forêt dans la ville.
Ce projet a pris forme suite au choc esthétique que j’ai eu devant une œuvre de Dominique Mansion : le « Jardin des Trognes ». Ce jardin, (spécialement conçu pour le festival de Chaumont sur Loire où il occupa une parcelle de 1999-2000) , était fermé par une colonnade de troncs morts qu’on appelle, dans le Perche, des « trognes » ou arbres têtards.
La trogne renvoie à un système particulier de taille d’arbre, qui n’existe quasiment plus aujourd’hui. Les trognes sont des arbres qui, dans la campagne, sont traditionnellement étêtés suivant un cycle permettant le renouvellement rapide des jeunes rameaux. La « tête » correspond à l’endroit de la naissance des branches, qui une fois coupées forment des boursouflures cicatricielles depuis lesquelles repoussent de nouveaux rejets.
Mansion ne s’intéresse pas seulement aux trognes en tant qu’artiste, il milite aussi et surtout pour la défense de ces arbres qui font partie de notre patrimoine rural. Depuis une cinquantaine d’années, avec la déprise agricole et le remembrement, ces silhouettes d’arbres étêtés ou recépés ont disparu de nos campagnes. Leur abandon a aussi entraîné l’apparition de drôles d’objets: sur le tronc massif, de nouvelles pousses jamais retaillées sont devenues de véritables arbres, comme si le fût principal supportait une véritable futaie. On est devant une espèce de forêt surélevée à 2 ou 3 mètres au-dessus du sol.
Ces arbres nous parlent de la révolution agricole, des mutations sociales et géographiques du monde rural, de l’épuisement des forêts, de l’industrialisation de l’exploitation du bois… Mais ils sont également saisissants par leur aspect hybride nature / culture : ils mettent en scène le retour du sauvage sur une nature construite puis négligée.
Les trognes sont l’objet de beaucoup d’intérêt et d’attention au Royaume-Uni; on travaille à leur restauration et à leur conservation. Il ne s’agit pas du tout de vouloir figer un état présent, et encore moins de revenir à un état antérieur, mais plutôt de prendre acte, avec ces arbres, de la mutation extraordinaire, dans notre rapport collectif à la nature, que nous sommes en train de vivre.
Et également de les étudier comme de fabuleux laboratoires de physiologie végétale. Les anglo-saxons sont très en avance sur nous dans ce domaine. Les trognes ont été l’occasion de découvrir pas mal de choses intéressantes. Comme par exemple ces trognes longtemps abandonnées qui ne supportent plus la taille et meurent. On a également découvert que le cœur des arbres, (bois mort dans laquelle la sève ne circule plus), rongé par les cryptogames (champignons) se révèle avoir une assise plus souple donc plus résistante, qu’un tronc encore lesté par son bois mort. La vieille histoire du chêne et du roseau. Les trognes, en somme, sont à la fois un symbole culturel et un laboratoire naturel.
Avec le Jardin des Trognes de D. Mansion, l’idée commune que ces arbres étêtés, très travaillés par l’homme, n’avaient pas d’intérêt esthétique, était balayée ! Que ce soit d’un point de vue théorique ou d’un point de vue esthétique, j’ai eu le sentiment que cette œuvre relevait du land art britannique tout en y apportant une touche plastique singulière héritée de l’art contemporain français (cf. Dubuffet, etc.).
Sans compter que cette valorisation du bois mort a une grande pertinence écologique : par exemple les gestionnaires de Sequoia Parc aux Etats Unis savent depuis longtemps qu’il faut laisser les bois morts, ils ont leur fonction dans une forêt, notamment en produisant de la matière organique favorable à l’apparition de jeunes arbres. A tout cela, Mansion avait ajouté une reconstitution des herbacées qui accompagnent ces arbres dans les talus.
Cette œuvre se situait vraiment dans une ambivalence entre art contemporain et une démarche purement naturaliste. C’est ça qui a vraiment été un déclic pour moi; sur le moment, ça a ouvert chez moi la porte à une série d’analogies qui annonçaient un changement de nos représentations collectives sur ce qu’est la nature.
La nature est-elle là pour embellir, décorer, verdir nos villes ? – Ou peut-elle être porteuse d’autres valeurs.
Par ce type de travaux, l’art contemporain donne vraiment un sens à notre façon d’être à la fois dans la nature et dans la ville; et c’est précisément là que mon travail s’inscrit. Tout ça est très anti-« verdolâtrie », comme dit Alain Roger.
En tant qu’architecte, lorsque je fais intervenir le végétal, c’est dans le souci de lui donner un sens par rapport à un contexte donné.
Au musée du Quai Branly conçu par Jean Nouvel, le mur végétal de Patrick Blanc n’est pas là tout seul, ni pour lui-même. Il est dans une narration architecturale où il prend sens. Il est à la fois en dialogue hors champ du musée avec la canopée des arbres qui bordent la contre allée coté quai et avec le jardin du musée conçu par Gilles Clément.
La dialectique de l’architecture avec le paysage construit de la Seine intra-muros, est entretenue par une succession de plans séquences allant du reflet de l’ombrage des arbres sur la palissade de verre en passant par leur projection sur les cubes colorés et saillants de la grande galerie d’exposition, se mêlant enfin aux palmes imprimées de ces vitraux. La forêt urbaine est là aussi dans cette mise en scène d’exception à laquelle l’œuvre artistique du mur végétal de Patrick Blanc participe.
D’autre part, nous ne sommes plus aujourd’hui dans une problématique de colonisation d’espaces « vides » – on est plus souvent dans la construction de lieux souvent déjà surpeuplés.
Prendre l’écologie dans un sens purement technique ou scientifique, ça me semble le moyen le plus sûr de tout rater. L’écologie, me semble-t-il, c’est d’abord une question de sens, une question de regard et de valeur – bref, une question culturelle à laquelle l’art contemporain peut profiter.
Je précise que même si je suis perplexe, comme Alain Roger, devant la « verdolâtrie » ambiante, ce green-washing qui traite la nature comme un enjolivement et qui relève parfois de l’opportunisme du pur phénomène de mode, je trouve toute cette « pression environnementale » globalement très positive. C’est une pression qui fonctionne sur tous les plans de la création urbaine, (le paysage, l’architecture, l’art, les enjeux ‘éconologiques’ – pour citer de nouveau A. Roger – sociaux et politiques), comme un laboratoire d’inventions.
Dans les années 1990, dans le cadre d’une réflexion lancée par l’EPAD (Etablissement public pour l’aménagement de la région de la Défense) sur la nature dans les espaces publics, l’artiste polonaise Magdalena Abakanowicz avait fait une proposition incroyable qui m’avait marquée. Elle avait imaginé une forêt – Bois de Nanterre – composées de 80 tours – arbres habitables revêtues d’une résille végétale. Le risque et la pertinence de cette proposition m’ont semblé remarquables.
Qu’est-ce qu’une forêt urbaine ?
Pour répondre à cette question, il me faut vous raconter le deuxième choc esthétique qui a présidé au choix de la forêt urbaine comme objet de recherche.
Peu après les trognes de Mansion, j’ai découvert avec émerveillement, lors d’un voyage au Kazakhstan, les arbres de la ville d’Almaty. Il s’agissait véritablement d’une forêt en pleine ville : on avait affaire à une densité forestière exceptionnelle en milieu urbain, et les arbres poussaient à 80 cm des immeubles dans une symbiose si parfaite quelle touchait au sublime : démente et fascinante à la fois, un exemple remarquable d’ensauvagement urbain.
Influencée par les artistes de l’Arte Povera, (cf. G.Penone), il m’a semblé poser sur cette ville un regard initié par l’art contemporain. A noter que les courants de l’art abstrait ont eux aussi le curieux effet de renforcer la matérialité des choses. Il s’en dégage une poésie ambiante très particulière. Comme chez Rothko par exemple. Après guerre et en réponse à l’hégémonie du marché de l’art américain, Anselm Kiefer réhabilite la forêt allemande avec son tableau « Piet Mondrian. La bataille d’Arminius».
Toujours dans l’idée de faire des choix par potentiel de contexte, je me suis demandé : « Qu’est-ce qui est en train de se passer ? » j’ai alors émis l’hypothèse que les villes contemporaines en quête de durabilité pourraient affirmer leur identité par le truchement d’ambiances forestières in cité – dans la ville, et ce grâce à l’apport des expériences menées par l’art contemporain in situ – dans les forêts.
On peut facilement identifier quelques artistes qui ont travaillé sur des thèmes liés à l’arbre ou la forêt – David Nash au Royaume-Uni, Alan Sonfist aux USA, Penone en Italie, Beuys en Allemagne, Krajcberg au Brésil, etc.
Y a-t-il des forêts urbaines à Paris ?
En reconstituant à Greenwich Village une portion de terrain à l’image de ce que pouvait être son paysage dans une période antérieure à l’arrivée des colons, l’artiste américain Alan Sonfist a créée une forêt urbaine dans une démarche qui tient du palimpseste. Comme s’il grattait la croûte de la ville pour faire ressortir ce qu’il y a dessous. Cette œuvre, « Time Landscape of New York city » (1965-présent), est conçu comme « un monument commémoratif à la mémoire de la terre ».
Quand il était enfant, Alan Sonfist a vécu un symbiose avec un vestige de forêt sauvage nichée dans une ravine de la Bronx river. Puis le sol au pied des arbres soumis à une fréquentation trop dense a causé leur instabilité. Pour finir le reste de leurs racines a disparu sous une chape de béton. La disparition de cette forêt est le trope de la création d’Alan Sonfist.
Du côté des aménageurs et des urbanistes, la proposition de l’agence de paysage TER, de créer une forêt linéaire pour l’aménagement des espaces publics du secteur Paris Nord-Est, a retenu l’attention des élus. Cette forêt urbaine a pour objet de réguler l’écologie de la ceinture dessinée par l’ouvrage d’art du périphérique mais aussi d’améliorer la qualité de vie des habitants en offrant un lieu à partager en nature ouvert à la diversité des communautés qui composent la population. Là aussi, c’est le ressenti dans la nature qui est mis en valeur, et non pas un regard contemplatif et distancé sur la nature, – bien qu’une portion de cette forêt linéaire soit également conçue pour rester inaccessible.
Peu de temps après, je découvrais une interconnexion, (fortuite ?), entre l’art contemporain et l’agence TER. Frans Krajcberg, dont j’avais récemment découvert le travail extraordinaire, inaugurait une œuvre à Arcueil (« La Palme ») près du centre commercial de la Vache noire. Exactement au même endroit, l’agence TER a réalisé une forêt urbaine en plantant 43 arbres adultes sur le rond point routier de la nationale qui relie la porte d’Orléans à la Croix de Berny. Cette forêt me semble relever de la catégorie développée par Alan Sonfist à New York qui plante des arbres en lieux et places traditionnellement réservés à la statuaire classique.
La ville de Nantes développe son projet de forêt urbaine en reliant entre eux les espaces naturels dans la ville, qui ont échappés à la spéculation foncière. A Paris, je sais que l’ethnobotaniste Bernadette Lizet a reçu une mission de la mairie du Xe arrondissement pour apporter son expertise à la création d’une friche paysagée rue Juliette Dodu. Si Paris n’est pas à proprement parlé une ville de friches, les réflexions sur le Grand Paris révèleront peut-être des trésors insoupçonnés d’espaces boisés et vides à partir desquels de nouvelles façons de paysager les villes pourraient émerger.
Ceci dit, la forêt urbaine, ce n’est pas une question d’échelle (rapport surface et nombre d’arbres au m2), – c’est une question d’espace. Ce qui est à privilégier ce sont les conditions de transition et de perméabilité de ces interstices boisés avec la ville dense. Il n’y a pas de réponse toute faite.
La forêt urbaine est un concept ouvert qui apporte une dose de sauvage dans la ville propice au développement des imaginaires pluriels, à l’image de la diversité culturelle qui la compose.
Entretien réalisé par Wildproject, 2009