Des jardins poussent de partout. Et ils ne sont pas tous privatifs, grillagés et clôturés. Partagé, collectif, pédagogique, mais aussi sensible et planétaire, le jardin peut être une manière d’envisager « écologiquement » notre monde commun. L’art, comme mode de relation entre les hommes, y trouve un terreau fertile et ce alors même que l’espace public se rétrécit de plus en plus. Explorons sans les dénaturer quelques-unes de ces propositions…
Si on plante des micros, est-ce qu’il pousse des sons ? Nelly Flecher a planté ses micros dans le jardin de la Gare Franche, maison de la Compagnie Cosmos Kolej. Printemps, été, automne, hiver, au fil des saisons, les jardiniers/habitants binent, sèment, arrosent, racontent leur travail de culture(s), se racontent…
Si on plante des micros, est-ce qu’il pousse des sons ? Un reportage en 27 minutes sur un projet au long cours porté par le centre social du Grand Saint Antoine, poétisé par le Cosmos Kolej et cultivé par les habitants du quartier.
A lire ci-après, une traversée du jardin planétaire, telle que l’ont pensé Edgar Morin, Michel Foucault ou Gilles Clément… telle que l’on imaginé des compagnies et des collectifs d’artistes de New York à Marseille…
Le jardin planétaire
“C’est parce que nous avons bien interrogé le ciel que nous pouvons nous enraciner sur la Terre. C’est parce que nous avons bien interrogé la Terre que nous pouvons y enraciner la vie. C’est parce que nous avons bien interrogé la vie que nous pouvons nous y enraciner” (Edgar Morin in Terre Patrie)
Alors même que la ruralité ne cesse de reculer, les ventes en jardinerie explosent et le nombre d’associations de sauvegarde d’espèces végétales est en constante augmentation. De plus en plus de gens veulent cultiver leur bout de jardin. De toute évidence, cet engouement correspond à une prise de conscience écologique. Pratique d’autoconsommation alimentaire, mais aussi affirmation de soi, le jardinage comporte également une forte dimension sensible qui n’a pas échappé aux artistes et aux opérateurs culturels. Jardiner est un acte de socialisation, de bon voisinage. Il faut une terre, mais pas forcément des propriétaires. Au jardin privatif répond bon nombre de jardins, familiaux ou ouvriers, collectifs, pédagogiques…
En France, la tradition du jardin collectif remonte à la fin du XIXe siècle. Les ouvriers ont alors pu louer dans les cités ouvrières d’alors un petit lopin de terre. Ils accédaient ainsi à une source complémentaire de revenu tout en s’adonnant à une occupation de week-end “saine et morale”. Les jardins ouvriers ont connu leur apogée à la fin de la seconde guerre mondiale, avec plus de 700 000 membres !
Aujourd’hui, cette pratique a évolué, s’est diversifiée et est à l’origine de multiples initiatives à portée sociale, culturelle et pédagogique (fédération nationale des jardins familiaux et collectifs). Alors que les jardins familiaux reposaient sur un principe de distribution de parcelles, des démarches plus collectives et plus alternatives ont vu le jour, dans les années 70, d’abord à New York, puis un peu partout en Europe. La capitale intellectuelle des Etats-Unis était alors entre deux phases de construction. Une association, Green Guerillas s’est mise à jeter des bombes de graines dans les parcelles vacantes faisant ainsi fleurir des espaces en friche avant de les revendiquer, de signer des contrats avec la ville (ou d’autres propriétaires) et de fixer avec eux les règles d’usage. Ces démarchent ont influencé d’autres expériences, notamment en France. Mais les pratiques entre les deux continents diffères. Ici la puissance publique intervient plus systématiquement, elle encadre et joue un rôle régulateur plus important. Ce soutien et cette considération apportent des moyens indéniables, mais freinent aussi quelque peu la spontanéité des démarches.
Un urbanisme de jardin
Une cinquantaine de jardins partagés et autant de jardins d’insertions sont recensés en région Parisienne (Portail des Jardins partagés et d’Insertion d’Ile de France). Julien Nadreau qui représente ce réseau en Région Paca a, pour sa part, répertorié plus de 15 jardins de ce type sur la seule ville de Marseille. Les jardins ouvrent sur une autre approche de l’urbanité. Implanté un jardin en cœur de quartier constitue une rencontre entre l’économique, le social et l’environnemental. Il peut redynamiser la vie collective. Il offre une occupation du sol originale dans les interstices du tissu urbain où les espaces naturels sont sous-représentés. Les décideurs politiques et les bailleurs sociaux évoluent, mais lentement, sur cette question. Le plus souvent, les jardins arrivent en fin d’opération avec des contraintes très fortes, alors même qu’on a besoin de donner du sens et de l’affectation à ces espaces vides dans les quartiers, en particulier en pied d’immeuble. Ces jardins offrent de multiples avantages : ils ne mobilisent pas beaucoup de foncier (30 parcelles sur 500 à 1 000 m²), ne nécessitent pas ou peu d’entretien de la part du bailleur, sont autogérés par des associations, une dimension primordiale dans un contexte urbain sensible. Pour les habitants d’immeubles collectifs dont les appartements ne remplissent que les fonctions résidentielles les plus standards (manger, dormir…), le lopin peut être aussi bien (et parfois en même temps) annexe de la cuisine, substitut de la cave et du salon, c’est à dire espace de stockage (pour produits alimentaires, pour matériaux de récupération) et espace de séjour (avec mobilier, barbecue, cave à rafraîchissements), voire résidence secondaire de fortune (cuisine d’été, lieu de repos diurne, buvette toute l’année). Lorsqu’il n’est plus le complément du pavillon, le jardin en devient, sous couvert d’autoproduction alimentaire, le substitut.
Et puis, la création de richesses directes pour le bénéficiaire d’un jardin potager n’a rien d’anecdotique s’agissant des foyers les plus modestes. Selon des chercheurs, ce revenu complémentaire d’autoproduction, bien que non monétaire, équivaut pour certains à un 13ème mois annuel. Cette économie n’a pas d’impact sur la croissance telle qu’elle est calculée par le Produit Intérieur Brut. Pourtant, elle est de celles qui donnent de la valeur et de la grandeur aux gestes de nombreuses personnes, que les indicateurs de la croissance n’ont pas prévu d’inclure (lire le jardin dans tous ces états).
Tous jardiniers ?
Mais bien au-delà des considérations pragmatiques, jardiner est aussi et surtout un processus mental. Une manière d’habiter et de faire sa place dans le monde, dans un écosystème en constante évolution. Une école de la tolérance où la mauvaise herbe, espèce non désirée et non voulue, se révèle être parfaitement nécessaire, où l’on apprend à respecter les comportements vagabonds de la nature, les différents cycles de germination, les cheminements incertains de la nature.
“Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde” (Michel Foucault in Des espaces autres). Le jardin n’est plus un espace clos et étanche. Comme nous, il ne peut échapper à l’interdépendance. Nous croyons le circonscrire derrière des clôtures alors même qu’il nous déborde de tout part. Comme l’explique si bien le paysagiste Gilles Clément : « Tout communique… Les papillons, le vent, les graines et même les gens se moquent des enclos…Le jardin, au lieu d’être limité au petit espace que nous maîtrisons, est désormais placé dans les limites de la biosphère ». Gilles Clément, écologiste humaniste, est ingénieur de la nature, un véritable médecin de la Terre. Il se consacre au jardinage en scientifique, en philosophe et en poète. Et en plus, il sait transmettre avec simplicité son savoir. Le jardinier a une énorme responsabilité vis-à-vis de la biosphère. Il a lu Edgar Morin : « La terre est une totalité complexe physique/biologique/anthropologique, où la vie est une émergence de l’histoire de la Terre et l’homme une émergence de l’histoire de la vie terrestre (…) Désormais, l’humanité et la planète peuvent se révéler dans leur unité, nous seulement physique et biosphérique, mais aussi historique : celle de l’ère planétaire ». A l’heure de la mondialisation et de la globalisation, la planète s’est terriblement rétrécie. Elle nous apparaît désormais dans sa globalité et dans toute sa fragilité. Ce lopin de Terre commun à toute l’humanité, il serait temps d’apprendre à en être les jardiniers. Cultiver son jardin, ce n’est plus le domestiquer, mais en quelque sorte prolonger dans la matière organique et végétale notre propre processus d’humanisation. Espérons avec Gilles Clément que seul l’ignorance nous pousse à maltraiter ainsi notre environnement. Quelle autre raison aurions nous à détruire notre “jardin planétaire” ? Cette terre avec qui nous avons destin lié, soyons cultivés avec elle, ou ne étonnons pas des terribles réactions de violence qu’elle produit en retour.
Le souci des délaissés
Ce jardin planétaire est on ne peut plus complexe. Il est à la fois unifié et relié et terriblement diversifié. Le moindre morceau de matière organique nous confronte à un vertige infini. C’est, sans doute, ce qui fait dire à Gilles Clément : « L’écologie est une pensée avant d’être une action… La réalité du jardin planétaire se présente comme un système double où chaque élément de vie, concrètement saisissable est prétexte à la vie tout entière, virtuellement saisissable ».
Par paresse ou par peur de cette complexité, nous avons tendance à chercher à uniformiser et à simplifier à l’extrême. Nous construisons des catégories tellement rigides qu’elles en deviennent opaques et au lieu de nous donner accès au réel, elles nous le dissimulent. La diversité ainsi attaquée et niée se réfugie dans des interstices. Ces jardins-là n’ont pas été programmés. Au contraire, ils apparaissent dans les entre-deux d’une urbanisation qui prétend tout maîtriser. Un « tiers paysage » qui pousse aux marges, dans les friches, les dents creuses, en lisière des bois, le long des routes et des rivières et dans tous les recoins oubliés par la culture de masse. Ces délaissés de l’urbanisation et de la planification à outrance finissent par devenir des réserves de vie. Gilles Clément nous invite à ne pas être effrayé par cette profusion. Dans ce « Tiers paysage », la nature respire, se régénère. Il représente même « le futur biologique ». Il procède d’une véritable nécessité : laisser une part de ce que l’on appelle le désordre et l’insécurité faire son œuvre. Ce ne sont en fait que des stratégies de survie comme les autres. Si on les accepte, la coexistence en retour est non seulement possible… elle peut être joyeuse (lire Les Carnets du paysage – 9 & 10. Ed Actes Sud et L’Ecole Nationale supérieure du paysage).
Le lieu de l’invention possible, situation active
Les artistes sont sensibles à ces chemins de traverse. Beaucoup ont les deux pieds sur terre et l’arpentent en tous sens. Ils croisent forcément des jardins. Et ils ne sont pas tous privatifs et clôturés. Ils sont aussi naturels, partagés, improvisés… Ils témoignent de l’incroyable inventivité des hommes pour déjouer les systèmes coercitifs. Des compagnies, des collectifs (Bruit du Frigo, Ici Même Grenoble…) ont travaillé dans ces espaces parce qu’ils sont la transposition d’une société acceptable. L’art comme mode de relation entre les hommes y trouve un terreau fertile alors même que l’espace public se privatise de plus en plus. Dans beaucoup de villes, dévorées par l’hyper spécialisation des fonctions et des usages, les jardins représentent les derniers espaces de croisements et de rencontres. Ils permettent d’inventer des stratégies de contournement. A La Gare Franche, Wladyslaw Znorko et son équipe se sont ainsi intégrés au voisinage par le paysage. Le jardin est devenu l’endroit par où le lien s’est établi. Avec les artistes cités plus haut, mais surtout avec les gens d’ici. Un potager en guise de « centre social à ciel ouvert », comme le dit si bien Julien Nadreau qui a assisté à la fertilisation de ce bout de terre. Au bout du compte, les fictions qui se cuisinent entre les murs de la Gare Franche ne sont pas plus improbables qu’une bonne soupe de légumes offerte après la représentation par les femmes du quartier. Ça demande beaucoup d’énergie, mais c’est tellement nourrissant.
A la Gare Franche, on croise aussi Jean-Luc Brisson, artiste, directeur du département arts plastiques de l’École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles. Il a puisé dans l’observation des transformations végétales des principes poétiques naturels. Les phénomènes d’évaporation, de condensation, de polinarisation si difficile à concevoir intellectuellement sont en fait des œuvres constantes de la nature. Elles pullulent autour de nous, omniprésentes, toujours renouvelées (Lire L’Evaporation Motrice ; Ed Actes Sud – 1999).
Parler aux plantes est bien un art. Dans ce jardin là, chacun trouve ce qu’il est venu chercher. Il suffit de semer sans a priori sur ce qui va germer. Et d’être patient et confiant. Isabelle Hervouët et Paolo Cardona, de la compagnie Skappa ! ont construit leur dernier spectacle, In 1 et 2, avec à l’esprit la pensée de Gilles Clément. Ils ont mis en œuvre leur tiers paysage imaginaire. Le jardinier est incarné par Isabelle Hervouët dont le visage change comme le temps, parfois ensoleillé, parfois maussade et parfois même en pluie. Quant au jardin, il a sans doute à voir avec celui de notre enfance. Il était plus sauvage qu’innocent. Les traces qu’il laisse dans nos esprits sont des images polyphoniques vives, des traits de peinture et des ombres jetées sur du papier qui germent, poussent ou grimpent, se fanent et germent à nouveau un peu plus loin avec d’autres matériaux et d’autres formes… Ni tout à fait les mêmes ni tout à fait autres…
Ailleurs à Marseille et partout dans le monde, l’équipe des Pas Perdus, avec leur Esprit cabanon, leurs Maisons de l’ordinaire et de la fantaisie font pousser dans des terres apparemment arides et au cœur du béton et du bitume de l’imprévu et du désir… Dans un tout autre genre, Jacques Simon dessine sur la campagne et invente l’« articulture »… Le Phun ensemence des quartiers de ville et les transforme en jardin potager, au croisement de la performance et du tableau organique. Décidément, le jardin est un spectacle digne de ce nom. Pas un ornement, un art de vivre.
Fred Kahn