Méditations sauvages
L’archipel de Riou vu depuis les Calanques © L. Anselme, CEEP
Si l’archipel du Frioul est un avant-poste de la ville en plein cœur de la baie, l’archipel de Riou est quant à lui la base arrière du monde sauvage. A Callelongue, la ville s’achève et laisse place à une nature blanche et bleue où, le long du littoral, s’affrontent les masses de la mer et du calcaire.
Etirant son chapelet d’îles hirsutes et tourmentées à partir de l’île Maïre vers Jarre, Plane et Riou, l’archipel tourne le dos à la ville. Son emplacement peu accessible, son relief hostile, sa sécheresse, son exposition au vent ont réussi à en tenir les hommes bizarrement éloignés – en dépit de leur nombre et de leur proximité. Les 150 ha de l’archipel de Riou (soit presque autant que le Frioul) sont ainsi encore disponibles pour les oiseaux marins.
A quelques centaines de mètres d’une métropole millionnaire, Riou est en effet un haut lieu de la reproduction de trois oiseaux méditerranéens de la famille des albatros : Puffins cendrés, Puffins Yelkouan et la variante méditerranéenne de l’Océanite tempête. C’est même le seul lieu en France où on les trouve tous les trois réunis. Passant l’essentiel de leur vie en mer, ces oiseaux ont besoin pour se reproduire d’îlots calmes et sans prédateurs où ils peuvent installer quelques mois par an leur œuf unique.
Méconnus, fragiles et prestigieux, ces voiliers aristocrates s’avancent chaque printemps à notre insu à la lisière de Marseille pour se perpétuer. Et c’est en grande partie grâce à eux que le Conservatoire du Littoral a obtenu que la ville lui cède l’archipel. Depuis 1992, Marseille en a officiellement pris acte : Riou appartient à la mer.
En préparation d’une ballade en zodiac dans l’archipel, au cours de laquelle nous allons la semaine prochaine approcher ces émissaires de la haute mer avec Jennifer Dabat (du Centre-Etudes des Ecosystèmes de Provence), voici quelques notions préliminaires sur Riou – sanctuaire et rebut.
L’archipel de Riou vu depuis le rejet des eaux de Marseille, dans les Calanques, à Cortiou
Seul archipel inhabité de France, Riou ne reçoit la visite (en général rapide et superficielle) que de 5000 à 6000 plaisanciers par an, ce qui, en d’autres termes, signifie que la plupart des Marseillais meurent sans y avoir jamais mis les pieds. Face à un site aussi touristique que les Calanques, voilà qui tient du miracle. À titre de comparaison, le Frioul – portion du 7e arrondissement de Marseille reliée au continent par des navettes quotidiennes – compte une centaine de résidents, et voit passer autour de 600 000 touristes par an, soit cent fois plus.
Même si des fouilles récentes attestent que les îles de Riou sont fréquentées par l’homme depuis qu’elles existent (c’est-à-dire depuis la fin de la dernière ère glaciaire il y a environ 10 000 ans), la présence humaine y a toujours été très limitée, aussi bien en quantité d’individus qu’en durée de résidence. Outre l’élevage de chèvres et la fabrication de sable, on n’est jamais tellement venu à Riou pour autre chose que pour des activités caractéristiques d’une zone frontière – vigie, zone militaire, sanitaire ou contrebande. Révolution industrielle, tourisme de masse, rien n’y fait ; même aujourd’hui, en dehors des écologues et des plongeurs, à Riou, y a dégun.
Mais comment ne pas comprendre, et peut-être même entretenir, le désintérêt des autochtones pour ces îlots d’aspect stérile et râpeux ?
« Trop souvent décrites comme “d’énormes pierres blanches grillées par le soleil et creusées par l’air marin”, les îles de Riou constituent pourtant un véritable sanctuaire pour de nombreuses espèces tant animales que végétales. » Le Conservatoire du littoral, propriétaire du site depuis 1992, semble passer sous silence qu’il y a probablement un lien entre les deux. Si l’archipel de Riou est aujourd’hui un « sanctuaire », c’est précisément parce que la ville l’a toujours traité comme son trou du c… Pour preuve : c’est pile à cet endroit qu’elle a placé le principal rejet de ses eaux usées.
Le Myosotis fluet, espèce protégée nationalement, est présente uniquement sur l’île de Riou, et en deux stations seulement. ©
Coussin de belle-mère, lys des sables, myosotis fluet, coronille de Valence, passerine hirsute, plantain à feuilles en alène, raisin de mer : si la plupart des 320 espèces de la flore insulaire sont plus abondantes que sur le littoral provençal (où elles ont parfois totalement disparu), c’est uniquement parce que cette zone a échappé à la prolifération d’Homo sapiens. Si Riou est devenu un lieu écologique d’exception, ce n’est pas seulement par son insularité et ses conditions extrêmes de vie, c’est avant tout grâce au fait que nous n’avons pas daigné y piétiner et y construire.
Lorsque, à la suite de l’historique directive Oiseaux de 1979, Riou a été désigné au début des années 1980 par la déclaration de Calvi (Calvi Action Plan for Mediterranean Island and Coastal Ecosystems – CAPMICE) comme l’un des 25 sites représentant « les plus importantes colonies d’oiseaux de mer non protégées qui demanderaient des mesures urgentes de conservation », nul doute que cela fut perçu localement comme la confirmation de l’absence totale d’intérêt (économique ou immobilier) de l’archipel.
Décidément bon à rien, cet archipel serait donc dédié… aux oiseaux, c’est-à-dire à lui-même. Il est parfois salutaire de ne pas être du goût des hommes.
Une wilderness marseillaise
Nul besoin d’être vierge pour être sauvage (île de Riou © Google Earth)
Ainsi existe aujourd’hui au Sud de Marseille un espace d’une dimension non négligeable (150 ha) qui peut être considéré comme «sauvage». D’après le Wilderness Act de 1964 – acte de naissance juridique et théorique de la protection américaine des territoires – une wilderness est une zone « où la terre et sa communauté vivante ne sont pas limités par l’homme, où l’homme ne domine pas le paysage, mais où il est un simple visiteur ». (”A wilderness, in contrast with those areas where man and his works dominate the landscape, is hereby recognized as an area where the earth and its community of life are untrammeled by man, where man himself is a visitor who does not remain.”)
Riou a beau n’être pas vierge, il n’en est donc pas moins sauvage. Derrière ce qui peut sembler ici un simple problème de mots, nous touchons au contraire à un point fondamental de la perception commune du monde naturel. L’Amazonie et l’Antarctique n’ont pas le monopole de la nature ; et la présence humaine, même si elle a un impact supérieur à celui d’autres espèces, n’enlèvera jamais rien à la naturalité de la nature, quand bien même elle parviendrait – si c’est techniquement possible – à détruire toute vie.
Nous avons une fâcheuse tendance à restreindre notre « idée de nature » aux espaces sauvages, et à restreindre ensuite les espaces sauvages aux espaces vierges. C’est sur ce genre de facilités de pensée que repose l’affirmation, récurrente dans certains milieux, qu’« il n’y a plus de nature en Méditerranée ». Derrière ces sophismes, se cache une double erreur – fondatrice de l’Occident moderne – : notre conception étriquée de la nature entretient notre fantasme d’être situé en dehors.
Et pourtant, on peut être naturel sans être sauvage, et sauvage sans être vierge. Et de même qu’un individu peut avoir reçu l’empreinte de la civilisation sans que cela ait anéanti en lui le parfum de ce que La Boétie appelle la « franchise naturelle », de même la main de l’homme n’a jamais rien dénaturé. Tout au plus peut-elle recouvrir la nature – aussi longtemps que dure l’illusion qu’elle n’en fait pas partie
Impact humain & intérêt écologique
Le Puffin Yelkouan, aristocrate de la haute mer, emblème de la sauvagerie de l’archipel de Riou © S. Durand
L’apparition de l’écologie étant consécutive aux extinctions d’espèces dues à la conquête de la planète à la Révolution industrielle, l’époque contemporaine se caractérise par un maximum simultané de pression anthropique et de connaissances des écosystèmes. En d’autres termes, jamais on n’a à la fois autant détérioré la vie sur Terre, en le sachant aussi bien. Encore à peu près incapables de diminuer notre pression et notre prolifération, nous avons cependant déjà commencé, depuis les années 1970, à mettre en œuvre des politiques actives de protection et d’étude des milieux naturels.
Comme de très nombreux autres sites, mais de façon particulièrement emblématique, le destin de Riou témoigne de cette montée en puissance parallèle de l’impact anthropique et du souci environnemental.
Quelques événements symboliques scandent l’émergence progressive, au cours du siècle, de la conscience écologique, comme l’apparition du naturisme, né dans les Calanques à partir des années 1930 sous l’influence d’un hygiéniste marseillais, ou comme l’une des premières plongées, à l’île de Riou en 1950, de la Calypso du jeune commandant Cousteau. Depuis la première manifestation écologiste française, qui s’est tenue au tout début du 20e siècle, à l’initiative du Touring Club de Marseille, pour protéger les Calanques, la population de Goélands leucophées s’est multipliée par cent grâce à la nourriture disponible dans les décharges à ciel ouvert qui entourent Marseille. Initialement situées à Riou, les colonies ont envahi le Frioul, et comptent aujourd’hui environ 25 000 couples.
Si les écosystèmes de Riou sont déséquilibrés, ce n’est donc pas tant à cause des visiteurs occasionnels qui viennent y jeter l’ancre quelques heures par an, mais par la pression indirecte de la présence humaine – à la fois très importante, très proche et très ancienne.
La présence des oiseaux marins à Riou est un petit miracle, mais nous savons qu’elle décroît, et qu’elle est menacée par plusieurs facteurs dont nous sommes plus ou moins directement responsables. Si l’on considère que ce miracle, ne serait-ce qu’à titre de symbole, mérite qu’on le défende, on ne pourra que se féliciter des politiques européennes qui, depuis la directive Oiseaux de 1979 et la directive Habitats de 1992, ont débouché sur l’invention de cette merveille mondiale de l’écologie administrative qu’est le maillage européen du Réseau Natura 2000, soutenu par le programme LIFE (l’Instrument financier pour l’environnement).
C’est dans le cadre de ce programme que le Conservatoire-Etude des Ecosystèmes de Provence (CEEP) a été chargé de surveiller et de protéger les écosystèmes de Riou de façon à maintenir les populations d’oiseaux protégés comme les Puffins ou les Océanites, ainsi que l’ensemble des habitats de l’archipel.
En tête des principaux facteurs de déséquilibre des écosystèmes de Riou, on trouve deux espèces proliférantes (car commensales à l’humanité, c’est-à-dire se nourrissant des restes de notre alimentation) : les rats, et les mouettes.
La prolifération des mouettes, directement liée à la présence d’un grand nombre de décharges à ciel ouvert autour de Marseille, détériore la flore d’une part sous l’effet du piétinement, et d’autre part par l’apport important en nitrates, qui modifie l’équilibre biochimique du sol.
Par ailleurs, l’introduction par l’homme de deux mammifères – les rats (involontairement) et les lapins (volontairement) – a tendance à faire fuir les oiseaux marins. Nous découvrirons la semaine prochaine, avec Jennifer Dabat et Lorraine Anselme, comment le Conservatoire-Etude des Ecosystèmes de Provence à Riou tente de faire face à ces menaces.
Baptiste Lanaspèze