Nos entrailles urbaines

La chimie du vivant

velodrome

Une ville, ce n’est pas seulement des bâtiments, des flux économiques, des enjeux politiques, des cadres administratifs et des structures sociales : c’est aussi, par exemple, la gestion de l’azote contenu dans les dizaines de tonnes d’urée que rejettent chaque jour les citadins. Et les installations qui vont avec.

180 millions d’euros, 30 000 m2 de surface, 230 000 m3 quotidiens d’effluents, contenant 70 tonnes de matières diluées: lancé en 2004, le chantier du complexe de traitement des eaux usées Géolide a été mis en service en ce début d’année 2008.

La ville moderne, c’est l’urine élevée au rang d’enjeu industriel. Sauf qu’il s’agit là d’une industrie organique, où les petites mains sont celles du monde vivant : car ce sont des bactéries qui sont au cœur du processus.

Le cœur sociologique de Marseille bat peut-être au Stade vélodrome ; mais son cœur organique bat juste en dessous, dans ce qui est désormais la plus grande usine enterrée de traitement des eaux usées du monde.

Pour tenter de vaincre les réticences – culturelles – des sociologues à entériner les métaphores organiques de la ville, voici donc une plongée dans la biochimie urbaine.

A lire écouter : La station Géolide reccueille les eaux de 15 communes différentes, soit un million d’habitants. Et le volume global traité ? Entre 230 000 et 250 000 m3 d’effluents chaque jour, d’après Bruno Magron, technicien de la Communauté Urbaine, à la Direction de l’eau et de l’assainissement (DEA).

Quelques chiffres sur Géolide, par Célia Pascaud [2′]


Corps poreux

Loin d’être moins nobles que nos activités libres et superflues, nos activités nécessaires et vitales nous apprennent parfois des choses plus cruciales encore sur nous-mêmes. Ainsi par exemple d’ingurgiter de la matière organique, et de nous défaire de ce que nous ne nous en aura pas été utile. Aussi moderne soit-elle, la ville n’en reste pas moins centrée autour de corps, traversés par des flux.

Nos corps sont séparés du reste du monde par une membrane – la peau – qui trace une démarcation indiscutable avec ce qui n’est pas nous. Au-delà, commence « le monde ». Cette séparation caractérise tout être vivant ; et nous avons raison de faire grand cas de ce garant – plus ou moins doré, plus ou moins glabre – de notre identité ; on aurait pourtant tort de s’en faire toute une philosophie.

Le fait que cette membrane ne soit pas hermétique est en effet une condition sine qua non de la vie, qui consiste en une activité permanente d’échanges de matière avec le dehors. Nous ne sommes donc pas hermétiques : d’abord parce que notre peau est poreuse, mais également parce que le tracé de cette enveloppe corporelle comporte plusieurs trous, dont les plus notables ont un rapport direct avec cette grande affaire du vivant qu’est l’Alimentation.

Plus question dès lors de tenir pour anecdotique, négligeable ou méprisable cette activité quotidienne par laquelle nous rendons au monde – par la respiration ou la miction – une partie de ces éléments qu’il nous a donnés pour nous construire.

Si les villes ont des stations d’épuration, c’est parce que nos corps ne sont pas clos. Et le processus chimiques mis en œuvre à Géolide sont exactement du même ordre de celle qui a lieu dans nos entrailles. La station d’épuration nous rappelle que la ville n’est ni un agrégat d’individus isolés, ni une réalité coupée de la chimie du vivant.

chantier_usine_eauxAmmoniaque et nitrate : histoires d’azote

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Végétal ou animal, le vivant est essentiellement composé – dans des proportions différentes – d’oxygène, de carbone, d’hydrogène et d’azote. HCNO : ces 4 éléments sont les constituants élémentaire de la vie.

Dans le processus incessant par lequel notre corps reconstruit ses protéines à partir des éléments ingurgités, il y a un rejet: c’est l’urée. Cet azote organique se transforme naturellement, en quelques heures, en azote ammoniacal.

D’un point de vue écologique, la réalité d’une ville d’un million d’habitants, c’est ainsi, entre autres, 500 m3 d’urine par jour, dont 30 tonnes d’urée pure. Dans le litre et demi d’urine que nous rejetons quotidiennement, se trouvent en effet 30 grammes d’urée – CON2H4.

Sa synthèse en 1828 par Friedrich Woehler a provoqué une révolution : c’était la première fois que l’on synthétisait un composé organique de façon artificielle, en dehors d’un organisme vivant. Cette expérience marque le début de la chimie organique et la fin de la théorie de la force vitale.

Une des fonctions des stations d’épuration est de transformer cet azote ammoniacal en nitrates (NO3) et éventuellement en azote (N2), principal constituant de l’atmosphère terrestre.

En dehors des grands ensembles urbains – lorsque par exemple on urine dans la forêt – ce même processus a lieu dans la nature, avec les bactéries qui s’y trouvent. Mais à l’échelle d’une ville, même petite, on ne peut laisser ce processus se faire dans la nature : son impact sur le milieu serait trop perturbant. Charge à la ville, donc, de prendre en charge cette opération biochimique.

La bactérie, basse continue du monde vivant

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Le monde vivant consiste essentiellement en un ensemble d’individus qui ne cessent de s’entre-dévorer. Et chaque jour que Dieu fait, nous ingurgitons nous aussi des bouts de ce monde, que nous faisons nôtres en les transformant en… nous-mêmes. Nous sommes de petites usines biochimiques par qui les choses ressortent plus ou moins oxygénées, plus ou moins azotées. Ce processus serait impossible sans l’assistance d’une population de plusieurs milliards d’individus que nous hébergeons dans notre colon.

Tout individu en bonne santé héberge dans l’ensemble du tube digestif entre 500 et 1000 espèces de bactéries, que nous appelons à tort « flore intestinale ». Ces 1014 bactéries (c’est-à-dire dix fois plus que le nombre de nos cellules humaines) représentent environ un kilo de notre masse corporelle. Le développement très rapide de ces bactéries est compensé par leur élimination quotidienne dans les selles. L’une des plus fréquentes de ces bactéries est Escherichia coli, plus familièrement appelée E. Coli. Sans ces bactéries, qui nous colonisent quelques heures après notre naissance, la digestion – et donc la vie – serait impossible.

Presque aussi ancienne que la terre, la vie a 4 milliards d’années. Pendant plus d’un milliard d’années, elle a consisté exclusivement en une vie bactérienne – des bactéries « anaérobies », c’est-à-dire sans oxygène, à une époque où l’atmosphère terrestre n’en avait pas. Cette vie-là, qui est la matrice de toute vie, n’a jamais cessé ; et c’est ce même type de bactérie qui, en nous, continue de vivre sa vie à l’abri de l’oxygène. Et de rendre possible la vie de tous les mammifères.

Au sein du corps urbain, des milliards de bactéries continuent d’opérer, en sous-sol, pour traiter les substances rejetées par notre métabolisme. Ni sale ni propre, c’est la préhistoire de la vie qui continue de battre en plein cœur de la ville industrielle moderne.

Baptiste Lanaspèze


Reportages sonores par Célia Pascaud :

A écouter : Les étapes classiques d’une usine de traitement des eaux : dégrillage, déssablage, traitement physico-chimique…

L’usine physico-chimique construite en 1987 [4’30 »]

A écouter : Le coeur de la nouvelle usine biologique : les biofiltres.

Qu’est-ce qu’un biofiltre ? [2’30 »]

A écouter : L’usine des boues a été construite dans l’ancienne carrière de la Cayolle. Depuis la création de l’extension biologique, deux nouvelles installations ont vu le jour dans l’usine des boues : les centrifugeuses et l’atelier de séchage

L’usine des boues [2’30 »]

A écouter : Après l’épaississement des eaux usées en boues, l’étape de la digestion produit du biogaz, lui-même source d’énergie. Quant à la boue sèche, ses usages futurs dépendent aussi du regard que lui porte le grand public ! De la boue traitée sur nos légumes… ?

L’utilisation du biogaz et des boues sèches [4′]