Adduction d’eau et colonisation

Pourquoi il faut refaire le palais Longchamp

palaisQuoi que l’on pense, d’un point de vue esthétique, de ce festival symétrique d’allégories, le Palais Longchamp, monumental château d’eau en l’honneur des eaux de Durance, est le témoin spectaculaire d’un tournant majeur dans l’histoire urbaine : l’invention et la mise en œuvre de l’hygiène en ville. Mais son style triomphal, contemporain de la conquête et de la colonisation de l’Algérie, dépasse largement la simple résolution d’un problème de santé publique, aussi crucial soit-il : il exprime aussi de façon éclatante la prégnance, au XIXe siècle, d’une conception qui oppose l’une à l’autre, et définit l’une par l’autre, la « nature » et la « civilisation ». Le palais Longchamp est, dans son faste naïf, un emblème architectural éclatant de cette victoire sur la nature, de la maîtrise ou de l’éradication des éléments naturels – « microbes » et « indigènes ».

Au moment où Marseille se mobilise pour protéger Longchamp contre la création d’un parking souterrain, retour sur la signification de ce lieu.

« Microbes »

En 1834, une sècheresse entraîne la chute brutale du débit de l’Huveaune, alors source principale de l’eau pour les habitants de Marseille. De 75 litres par jour et par habitant, la rivière est passée à 1 litre ; il n’y a plus d’eau propre dans la ville. Une épidémie de choléra éclate : 865 morts. L’année suivante, 2576.

L’eau des rivières et des puits ne suffit plus devant l’augmentation de la démographie marseillaise, qui a atteint 150 000 habitants. Le maire Maximin Consolat décide en 1834 le lancement d’un chantier pharaonique, que l’on peut considérer comme la date de l’entrée de la ville dans la modernité : la construction d’un canal qui détournera vers Marseille les eaux de la Durance, « quoi qu’il advienne et quoi qu’il en coûte ».

Le rassemblement sur un espace limité d’une grande quantité d’individus de la même espèce entraîne fatalement – exactement comme c’est le cas, dans le domaine agricole, avec la monoculture – la prolifération d’espèces commensales et de parasites en tout genre, visibles ou non par l’œil humain. Rats, pigeons, mais surtout des micro-organismes ou « microbes » – terme générique non scientifique désignant bactéries, levures, protozoaires, archaea et virus, parfois pathogènes.

LongchampCholera_bacteria_SEM
La bactérie Vibrio cholerae, responsable du choléra, isolée par Pacini en 1854

Avant le XIXe siècle, on ignore tout de ces petits êtres ; et c’est encore le cas en 1834. Si on avait bien suspecté que la peste était contagieuse, on croyait par exemple encore au XVe siècle qu’elle était transmise par le mourant, à l’instant de l’agonie, par « une flamme » censée émaner de sa bouche : son dernier souffle. Le mot microbe (qui signifie « petit être ») est apparu tardivement, en 1878, pour désigner tous ces êtres vivants infiniment petits, sous la plume d’un médecin français aujourd’hui oublié, un mois avant que Pasteur fasse à l’Académie de médecine la communication historique, La Théorie des germes et ses applications à la médecine et à la chirurgie, dans laquelle des êtres vivants microscopiques sont déclarés responsables de maladies (30 avril 1878).

C’est donc seulement en 1854, soit 20 ans plus tard la décision de la construction du canal de Marseille, que l’on commence à suspecter pour la première fois, suite à une grave épidémie de choléra à Londres, la transmission du choléra par l’eau. C’est aussi en 1854 que l’anatomiste italien Filippo Pacini isole pour la première fois la bactérie Vibrio cholerae, responsable de la maladie. Sans le savoir, Marseille avait donc fait avec la construction du canal le geste le plus efficace contre le choléra, que l’on attribuait encore, alors, à d’hypothétiques « miasmes » de l’air.

Dans son précis d’écologie urbaine intitulé Écologie urbaine, Entre la ville et la mort (Paris, Infolio, 2008), le chercheur suisse Jacques Vicari considère que le phénomène le plus déterminant dans l’histoire du monde urbain depuis l’apparition de la ville, 6 000 avant notre ère, en Mésopotamie, est la découverte de ces germes, microbes et bactéries, qui permettra que la ville cesse d’être ce lieu de maladie et de mort qu’elle avait été pendant des millénaires. La période à partir de laquelle on découvre l’existence de ces germes, et où l’on identifie l’eau comme leur vecteur principal de transmission, va contribuer, au fur et à mesure que l’hygiène se répand, à « libérer » la démographie mondiale. Alors qu’il a fallu des dizaines de millénaires pour atteindre un milliard d’habitants en 1800, le second sera atteint seulement 150 ans après, et à partir de 1960, la population humaine mondiale s’enflera au rythme régulier d’un milliard tous les 12 ans.

« Indigènes »

Le Palais Longchamp est donc le témoin spectaculaire d’un tournant majeur dans l’histoire urbaine : l’arrivée de l’hygiène en ville. Mais son style triomphal, contemporain de la colonisation de l’Algérie, dépasse largement la résolution d’un problème de santé publique, aussi crucial soit-il : il exprime aussi la prégnance, au XIXe siècle, d’un projet de civilisation prométhéen qui se définit par opposition à « la nature », et entend donc achever la domination de la nature – la maîtrise ou l’éradication des éléments naturels, aussi bien que des peuples « indigènes » qui en ressortissent.

Au point d’arrivée de l’eau de Durance sur le plateau de Longchamp, une œuvre imposante, haute d’une dizaine de mètres, est constituée d’un char qui se dirige vers la ville, et où trônent trois personnages féminins : la Durance, encadrée par le Blé et la Vigne. En 1925, au pied de l’escalier de la gare Saint-Charles, à l’époque où Marseille est la tête de pont de l’Empire français à son apogée, ce sont encore des femmes mi-nues qui représentent l’Afrique et l’Asie. Le monument allégorique, dans sa signification claire et distincte, dénuée de tout mystère, est apparemment le mode d’expression privilégié de l’idéologie de la maîtrise et de la domination.

Longchamp3
Allégorie de la Durance, au château d’eau de Longchamp, sur son char tiré par des taureaux camarguais (1869)

Aujourd’hui que l’idéologie montante est plutôt celle de la préservation du naturel, voire même de la sacralisation du sauvage, on ne peut donc qu’éprouver des sentiments mêlés à l’égard d’un monument qui incarne précisément un rapport à la nature dont il s’agit précisément de se débarrasser. S’il est probablement souhaitable d’empêcher que l’on abatte des arbres centenaires du Parc Longchamp pour y faire un parking souterrain, il est encore plus troublant que 140 ans après l’édification du palais Longchamp, aucun monument nouveau ne soit venu incarner, au cœur de Marseille, une vision nouvelle de nos rapports à la nature. L’écologie ne peut se contenter d’une démarche de protection et de patrimonialisation de la nature en ville ; il faut aussi qu’elle soit force d’innovation, et qu’elle ne néglige pas de travailler sur les enjeux culturels.

« Sauver le parc Longchamp », donc, pourquoi pas – mais il s’agirait plutôt, idéalement, de s’en débarrasser, de le transfigurer – n’importe quoi qui nous rappelle que depuis 1854, notre relation à la nature ne se pose plus dans les mêmes termes. Quelque chose qui rappelle que cette relation a une histoire, que nous la connaissons, et que nous sommes à nouveau capables aujourd’hui de la mettre en scène – autrement.

Baptiste Lanaspèze

Longchampcolonie

MICROBES ET INDIGENES
PETITE CHRONOLOGIE D’UNE VICTOIRE SUR LA NATURE

1830 : Prise d’Alger et début d’une guerre de conquête qui sera victorieuse en 1857.

1834-5 : Sécheresse de l’Huveaune et épidémie de choléra à Marseille (2500 morts sur 150 000 habitants) qui se propage vers Alger (1426 morts sur les 40 000 habitants d’Alger) et Oran par bateau.

1838 : Décision de la création d’un canal détournant vers Marseille les eaux de la Durance, et de la construction d’un grand château d’eau à Longchamp

1854 : Isolation de Vibrio cholerae, la bactérie responsable du choléra

1869 : Inauguration du Palais Longchamp
(et publication à Alger de l’Histoire des désastres de l’Algérie 1866-1868, Sauterelles, tremblement de terre, choléra, famine par l’Abbé Burzet)

1925 : Inauguration de l’escalier Saint-Charles

1948 : Inauguration de la « station sanitaire » conçue par Fernand Pouillon pour détecter d’éventuelles maladies chez les immigrants algériens venus travailler dans le bâtiment pour la reconstruction