Bordeaux, ville sauvage ?

Du rififi dans la ripisylve*

par Olivier Sigaut (Sciences Po Bordeaux, projet BIAPI) et Camille Florent, paysagiste

*La forêt riveraine, rivulaire ou ripisylve (étymologiquement du latin ripa, rive et sylva, forêt), est l’ensemble des formations boisées, buissonantes et herbacées présentes sur les rives d’un cours d’eau, la rive désignant l’étendue du lit majeur du cours d’eau non submergée à l’étiage.

Les villes constituent aujourd’hui le lieu privilégié du développement local, de la production de l’espace public et de l’affirmation de l’action publique. Dans les grandes cités européennes, on assiste à des controverses de plus en plus nombreuses dans la manière de produire du paysage urbain, en particulier dans l’aménagement des friches industrielles produite par des mutations dans l’organisation des villes issues du passage rapide d’une ère industrielle à une société de services.

Les différentes pratiques artistiques incluant la nature participent à leur manière à la mobilisation et à la sensibilisation du public aux questions d’aménagement urbain. Elles ont même, nous semble-t-il, renouvelé profondément la façon dont les individus concevaient l’environnement urbain et la mise en scène paysagère d’une ville. Selon Nathalie Blanc et J. Lollive, les villes sont devenues des acteurs culturels à part entière.

Ce qui nous intéresse ici, c’est la production de ce que l’on peut nommer des « non-lieux » 1. Des espaces qui ne sont pas des non-lieux pour tout le monde (car lieux de squats, ou encore d’activités culturelles), mais qui, souvent, s’avèrent des réserves foncières pour les futures opérations de promotion immobilière. Il est intéressant d’observer au quotidien et au plus près du terrain comment ces friches constituent à la fois des espaces de créativité hors normes et de résistances sociales et culturelles.

Jardin squatté derrière un abribus, repéré lors d’une randonnée architecture, Centre ville Rotterdam, Mai 2007.

Ces espaces en friche en voie d’aliénation constituent en outre des lieux de production d’une nouvelle biodiversité écologique, des inventaires récents ont permis d’observer la rapide colonisation de ces lieux par des espèces liées aux différents déplacements humains. Ces friches devenant aujourd’hui des lieux emblématiques de l’herborisation urbaine, plus de cent ans après les travaux de Joseph Vallot 2 et de Paul Jovet.

On assiste aussi au retour sur ce type de lieux à une éducation empirique à la nature, bien oubliée depuis la disparition des classes promenades et des leçons de chose dans la fin du XXe siècle 3. Ces nouveaux écoliers qui s’esbaudissent devant les diverses espèces de la flore rudérale urbaine ont souvent les cheveux blancs et la démarche un peu saccadée. Ils semblent souvent très heureux, dans ce cheminement erratique au sein des centres des villes, de retrouver leurs premiers émois naturalistes et leurs souvenirs d’école primaire.

En découvrant récemment, en plein centre historique de Bordeaux, une des espèces de plantes les plus rares d’Europe – l’angélique des estuaires, endémique à l’espace estuarien atlantique – nous avons participé à un véritable travail de traduction 4 au sens sociologique – appuyée sur une véritable démarche écologique et scientifique.

Par son entrée dans l’espace public à travers sa soudaine médiatisation, l’Angélique des estuaires va tout d’un coup devenir un objet de controverse et d’appropriation politique.

Suite à sa découverte « fortuite » en plein Bordeaux, l’angélique a tout à coup gagné un statut politique et social. Elle va être « invitée » dans les campagnes municipale et législative bordelaises, et va constituer un support de contestation de l’ordre local établi. Cette plante est même apparue à certains élus comme une espèce libertaire, car poussant où elle veut, elle empêche de ce fait les différents projets d’aménagement urbains. Ce qui a conduit les gestionnaires bordelais à faire avec l’angélique rebelle et libertaire, à installer des plantations hors sol dans l’ancien jardin botanique, à constituer des alignements quasi militaires sur les quais de Bordeaux, des jardinières géantes à consonance électoraliste sur la rive droite et, pour clore le tout, à pratiquer des élevages en batterie dans les serres du nouveau jardin botanique.

D’un point de vue légal, toute manipulation, destruction, déplacement de cette plante classée espèce prioritaire sur le plan européen et protégée par le code de l’environnement sur le plan national, s’avère strictement interdit (en théorie). Mais voilà : les friches, les non lieux, les ripisylves où cette plante erratique se développe, constituent aux yeux des élus et de certains administratifs des zones de non droit, des espaces d’extraterritorialité sur le plan juridique. Ce qui autorise au final toutes ces formes de «petits arrangements locaux», avec la nature spontanée et vagabonde de la ville.

Au final nous constatâmes que nous avions en fait posé plus ou moins volontairement, les bases d’une véritable contestation des modalités de l’action publique locale en matière d’aménagement urbain. Pour dépasser la posture de la simple contestation écologique, nous avons créé un projet alternatif avec le paysagiste bordelais Camille Florent, dans le cadre du collectif BIAPI, «Le quai des angéliques». La référence aux quais constituait selon nous une référence à ce territoire de labeur en perpétuelle évolution et digestion.

Pourquoi ne pas profiter de la présence de l’espèce en plein centre ville pour valoriser cet espace naturel sensible que constituent les berges de Garonne ? C’est l’ambition de ce projet : créer au coeur de la ville un sentier d’éco-interprétation pour permettre aux citadins de découvrir les richesses insoupçonnées de la nature en ville.

La particularité de ce caillebotis est d’être submersible. En effet, en fonction du marnage (près de 4 m à cet endroit), les grilles métalliques du cheminement sont recouvertes par les eaux ; puis découvertes sans permettre à la vase glissante de se déposer. Ce sentier, ne mettant pas le visiteur en contact direct du sol, évite le piétinement de la zone et respecte ainsi complètement l’écosystème.

La municipalité s’est réapproprié ce projet pour le nommer « Parc des angéliques », un glissement sémantique qui traduit bien la difficulté des pouvoirs publics à ne pas encager la nature.

À la lumière de cet exemple produit par ce laboratoire urbain, nous nous sommes intéressés à l’émergence des nouvelles pratiques écologiques, qui participent à leur manière à l’action politique. En particulier en analysant à travers l’émergence de réseaux de coopération culturels, les formes nouvelles de mobilisations publiques et politiques en œuvre au sein de l’espace urbain et en particulier dans les non-lieux.

C’est la raison pour laquelle nous avons récemment lancé un nouveau chantier qui consiste à inventorier la flore des trottoirs et des pavés de Bordeaux, afin de faire de cet herbier virtuel une sorte d’enregistreur écologique des mutations sociologiques et urbanistiques de la ville sur la longue période. Nous imaginons et concevons  la figure de la flore urbaine à la fois comme un palimpseste des mutations de la ville et comme un outil de médiation scientifique et écologique en direction du public.

Nous nous inscrivons ici dans une longue tradition 5 de botanistes 6 et de découvreurs de la flore des villes, à la recherche des éléments  d’observation d’une écologie urbaine grandeur nature. Il faut aussi noter que de nouvelles pratiques artistiques incluant la nature et le paysage sont apparues dans les années soixante dix, avec en particulier le land art initié par Richard Long, Giuseppe Penone, Andy Goldsworthy. De plus ces dernières années, nous avons assisté à l’émergence d’une approche plus hétérodoxe, voire radicale de l’esthétique paysagère avec des artistes comme Gilles Clément, Liliana Motta, Patrick Blanc, Patrick Bouchain.

Olivier Sigaut

Site Collectif BIAPI

Article paru dans la revue Wildproject, revue en ligne d’écologie philosophique (numéro « Nature urbaine » de janvier 2009)

1 Voir le livre de Marc Augé sur les « non lieux »

2 Vallot Joseph, La Flore du pavé de Paris (1884)

3 Sigaut Olivier, La nature dans les curriculums scolaires : 1830/1950 (à paraître)

4 Voir les travaux de M. Callon sur les coquilles Saint-Jacques de la baie de Saint-Brieuc; et ceux de Bruno Latour sur les “politiques de la nature”.

5 Vallot J., La flore du pavé de Paris (1884)

6 Lizet B., Sauvage dans la ville/Paul Jovet, Editions du Muséum national d’histoire naturelle (1999)