Bois sacré : Les forêts marseillaises

Entretien avec Daniel Vallauri, chargé pour le WWF du programme national Protection des forêts

bois1Dans un post récent de « Ville sauvage » , l’architecte Isabelle Guillauic, chef de projet du Quai Branly pour Jean Nouvel, présentait sa recherche théorique, entre écologie et art contemporain, sur ce qu’elle a appelé « la forêt urbaine ».

A Marseille, la forêt est à la fois partout et nulle part. Les dizaines de km² de garrigue qui ceignent la ville sont largement marqués par l’influence humaine ; et symboliquement, le point culminant de la ville, autour de la basilique ND de la Garde, est entouré d’un « Bois sacré » – vieux souvenir de la « forêt sacrée, épaisse et touffue » que César fit abattre.

Si les mondes de l’art et des sciences croisaient leurs forces, on pourait songer, avec Daniel Vallauri, à une reconstitution spectaculaire de la forêt primitive, à l’échelle des différents quartiers marseillais.
Ce n’est pas Fernand Pouillon, l’architecte du centre-ville marseillais, et l’auteur des Pierres sauvages sur la construction des abbayes cisterciennes, qui désavouerait ce choc entre la pierre et la forêt

Un tiers du territoire communal de Marseille est constitué d’espaces non constructibles, largement occupés par de la garrigue. Comment décririez-vous la ou les forêts qu’on trouve à Marseille ?

Marseille est entouré de collines. La « colline » est même devenue en Provence une véritable identité végétale, traditionnellement plutôt synonyme de pelouses pâturées et de garrigues, mais aussi au fil des ans – et au fil de la disparition des troupeaux – de forêts : notamment les pinèdes de pin d’Alep, un arbre pionnier, vigoureux et indigène.

Après 2 600 ans d’une histoire humaine riche et agitée, vous imaginez bien que l’on ne peut pas comparer les forêts entourant la métropole à des forêts vierges. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire qu’elles n’ont pas une valeur remarquable pour les Marseillais et l’équilibre écologique de la commune.

D’une certaine manière, la garrigue qui a remplacé les pâturages est “sauvage”, au sens où elle est spontanée.

En termes écologiques, la spontanéité est un critère de la naturalité. La spontanéité, c’est important, car la libre expression des fonctionnements naturels donne une chance à toutes les espèces potentielles, loin des simplifications inévitables de tout mode d’usage ou de gestion que nous pouvons imaginer.

Les espaces naturels entourant Marseille sont aujourd’hui spontanés en grande partie du fait d’une transition sociétale. La société agricole, y compris dans les « campagnes » et « collines » de Marseille, a régressé ; on ne spécule plus sur la maigre production herbagère. Les contraintes sur les milieux naturels ont changé de nature.
Mais la nature des collines peut être contrainte par d’autres paramètres humains que le pâturage, comme les incendies périodiques, majoritairement induits par nos activités et imprudences. Autour de Marseille, la nature reste le résultat d’un étroit équilibre (ou déséquilibre) avec la société.

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On entend souvent dire que le degré d’intérêt d’une forêt est liée à son ancienneté. Est-ce toujours vrai ? Qu’est-ce que cela signifie précisément ?

Pour une forêt, « Old is beautiful ». Cela est en rapport à l’âge des arbres, mais aussi à l’histoire de la forêt dans son ensemble. Une part importante de la biodiversité associée aux forêts est liée aux vieilles forêts (maturité des arbres) ou aux forêts anciennes (continuité dans le temps du boisement du sol). Dans les deux cas, ces facteurs garantissent des habitats pour une faune et une flore spécialisées très nombreuses.

Ainsi, 50 ans après le déboisement, labour ou incendie d’une pinède vous n’obtiendrez pas la même biodiversité forestière qu’une jeune forêt naturelle. Les oiseaux et mammifères les plus communs seront revenus, mais pas la kyrielle d’invertébrés, de champignons ou d’espèces les plus exigeantes. Or une forêt naturelle, ce peut-être le lieu de vie de plus de 5 000 espèces différentes.

Si l’on prend l’exemple de Marseille – et cela est plus règle qu’une exception en Provence – les forêts sont majoritairement très jeunes ; beaucoup étaient des pelouses ou des terres agricoles à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Or des forêts de 60 ans, dont l’antécédent est agricole de surcroît, c’est forcément un bébé forêt d’un point de vue de sa structuration écologique. 60 ans, ce n’est pas l’âge de la retraite pour une forêt, c’est à peine l’adolescence !

Une des forêts anciennes les plus proches de Marseille est celle de la Sainte-Baume. Autour de Marseille, 90% des forêts ont moins de 60 ans. C’est un legs de l’histoire, on n’y peut plus rien, sauf que cela donne de la valeur aux arbres et forêts les plus âgées et surtout, à mon sens, une responsabilité écologique contemporaine, de façon à ménager des espaces-temps suffisants pour que toute la biodiversité forestière s’exprime à l’avenir.

Peut-on prévoir l’évolution de la garrigue actuelle dans les années à venir ?

La colline de Pagnol n’est pas figée. Elle ne l’a jamais été ; tout y est dynamique par nature.

Il suffit de voir des photographies des alentours de Marseille au début de la photographie pour se rendre compte que le paysage, des Calanques par exemple, a depuis reverdi, se boise spontanément… malgré les incendies. L’écologue peut prédire assez fidèlement la dynamique de la végétation. Après les garrigue, vient les pinèdes de pin d’Alep, puis les chênaies… si le sol le permet. Mais cela prend des décennies.

Voilà pour la dimension scientifique. Mais il ne faut pas oublier les Marseillais ! Comme hier, nous sommes un facteur influençant de façon plus ou moins fine, pertinente et éclairée l’organisation de la nature. Aujourd’hui, les contraintes sur les milieux naturels ont profondément changé : la pression immobilière, les incendies mais aussi une prise de conscience du besoin de nature et du potentiel touristique sont à l’œuvre.

bois3Les Trente Glorieuses ont parachuté l’urbain dans des espaces naturels remarquables : une université (Luminy), une prison (Les Baumettes) et des tours dans la campagne (Roy d’Espagne), pour ne prendre que 3 exemples dans les quartiers sud de la commune. C’était peu clairvoyant à l’époque, d’autant plus que l’étalage urbain anarchique ne pose pas que des problèmes aux milieux naturels ; il est aussi une difficulté d’organisation des services collectifs de la société, à commencer par les transports. Dans les années 70, Marseille avait encore le choix, car il y avait de la place. Maintenant, la population de la métropole a encore grandi, d’où l’impératif de mettre des limites plus strictes pour protéger le peu d’espaces naturels qui reste.

Là encore, c’est un choix politique et de société qui déterminera en partie l’identité du Marseille de demain : Bronx-sur-mer ou capitale millénaire de la Méditerranée où il fait bon vivre ? La création du Parc National des Calanques fait partie d’un de ces choix concrets par exemple.

Quel type de forêt trouvait-on avant que Marseille ne soit une grande ville ?

Tout dépend de quelle époque on parle, bien sûr. Depuis 6 000 ans, le climat et le sol sont plutôt propices naturellement aux forêts feuillues dominées par les chênes dans la région.

Les premiers arrivants dans les collines de Marseille les ont connus. Lucain dans Pharsale parle de cette forêt sacrée de Marseille que César fit abattre. Elle était « épaisse et touffue », mais déjà « au milieu des monts dépouillés » par l’installation de la ville. «  (…) les ormes, les chênes noueux, l’arbre de Dodone, l’aune, ami des eaux, les cyprès, arbres réservés aux funérailles des patriciens virent pour la première fois tomber leur longue chevelure, et entre leurs cimes il se fit un passage à la clarté du jour ».

Le déboisement des forêts à Marseille, du centre ville aux collines les plus éloignées, est donc fort ancien. Il a varié au fur et à mesure de l’histoire. On a reconstruit dans d’autres communes de Provence, le retour de la forêt suite aux périodes de peste, la main d’œuvre agricole n’étant plus assez nombreuse pour contenir le retour spontanée de la forêt.

Comment connaître cette histoire ?

A partir de la lecture des anneaux de croissance annuels des plus vieux arbres, des planches des galères coulées, mais aussi des pollens et charbons de bois piégés dans les sols. Il est possible de reconstruire très précisément l’histoire écologique d’un territoire avec les moyens scientifiques actuels. L’Université de Marseille compte l’un des meilleurs laboratoires européens en matière d’écologie historique.

De là à rêver d’une reconstitution de l’évolution écologique à l’échelle des quartiers marseillais, il n’y a qu’un pas. Une telle expérience est en cours par exemple à New-York, au travers d’un projet qui me paraît particulièrement novateur : Manahatta . Manhattan était une forêt presque vierge à l’arrivée d’Henri Hudson, il y a tout juste 400 ans cette année !

A mon sens, c’est bien plus qu’un simple projet de recherche fondamentale. Car la nature et l’écologie font trop peu partie de la culture contemporaine, dominée par l’urbain, à Marseille notamment. Avec une ambition à la fois pédagogique, scientifique et culturelle, dans un dialogue science-citoyen-politique, reconstruire un lien éco-logique dans l’espace et le temps de chaque Marseillais à la nature de proximité est, je pense, l’une des clés susceptibles de faire prendre conscience des problèmes de nos sociétés « hors sol ». Où mieux qu’à Marseille, ville riche d’une histoire longue de 2 600 ans, peut-on espérer un projet plus ambitieux ?

bois4Daniel Vallauri est docteur en Ecologie forestière (Université de Marseille) et Prix de Biologie intégrative 2005 de l’Académie des Sciences (Paris). Il a contribué à divers programmes de recherches et d’actions, en France et à l’étranger, notamment sur la restauration écologique des forêts dégradées. Il est chargé pour le WWF du programme Protection des forêts, dont les actions prioritaires concernent la Méditerranée. Il est coordinateur de plusieurs colloques internationaux et ouvrages.