La trame écologique de la ville
Que reste-t-il d’une ville si l’on en retire le bâti, le bitume et le béton ?
Cette question, qui peut sembler philosophique ou poétique, l’équipe marseillaise de l’ANR « Trame verte » (Laboratoire Population Environnement Développement et TELEMME) l’a prise au sérieux, pour en faire un objet de recherche approfondi. La petite équipe, composée de 3 écologues (Magali Deschamps-Cottin, Valérie Bertaudière-Montès, Marie-Hélène Lizée), d’une sociologue (Carole Barthelemy) et d’un urbaniste (Jean-Noël Consalès) a passé plusieurs mois à collecter des données hétéroclites (émanant de différents services), à croiser des sources d’information, à élaborer des systèmes cartographiques sophistiqués, en vue d’élaborer une géographie végétale de Marseille.
Le résultat : une carte « Marseille en négatif », qui dessine la ville en creux, à partir du végétal. En ce moment, les chercheurs sont en train de confronter cette carte, élaborée à partir de relevés de sources et de fiabilité diverses, avec une carte satellite récente.
Ce n’est pas seulement une meilleure connaissance du territoire de Marseille qui est en train de s’élaborer au dernier étage du bâtiment des sciences naturelles de Saint-Charles, c’est aussi une réflexion sur la notion de trame verte, qui soulève avec elle la question de ce qu’est la ville. Mais nous avons ici affaire à des gens prudents, qui entendent d’abord rassembler les connaissances que nous pouvons avoir du territoire, avant de se lancer dans des analyses ou des préconisations.
L’équipe a ainsi ébauché, de façon méthodologique, quelques pistes de lecture du territoire marseillais. Comment lire la « structure du vert » à Marseille ? Nos chercheurs ont distingué 3 types de présence du végétal :
- Les espaces périphériques (les massifs calcaires et leur garrigue, cf. post « Bois sacré »)
- Les « coulées vertes » ou corridor biologique aménagé
- Les espaces verts artificiels et résiduels, îlots plus ou moins grands au sein de la matrice urbaine.
A partir du plan de « Marseille en négatif », l’équipe de l’ANR Trame verte a délimité deux grandes zones. La moitié Nord de la ville, d’abord, présente une irruption croissante du végétal, depuis le centre-ville, désert végétal, jusque vers le Nord-Est, pleines garrigues de l’Etoile, en passant par les anciennes zones rurales avant le Canal. La moitié Sud de la ville présente une structure végétale très différente, avec des bandes successives de densité végétale plus ou moins grande.
Que ce soit en ville ou à l’échelle du continent européen, la notion de « trame verte » consiste à penser la continuité écologique entre les espaces naturels non bâtis. Dans le territoire urbain, cela consiste à créer de la mobilité, de la connectivité entre les espaces. Le vocabulaire de la trame inclut 3 notions clefs : le « patch » (habitat fixe, plus ou moins réduit, pour une espèce donnée) ; le « corridor » (lieu de circulation, continuité naturelle de flux pour une espèce donnée) ; la « matrice » (l’écosystème environnant, à l’échelle supérieure, en l’occurrence la ville). Si certaines espèces animales vont avoir des « patches » communs (un jardin public, une friche), d’autres, comme le cafard, le rat ou la mouette, ont des patches plus urbains et plus mobiles. Quant aux corridors, il en existe un grand nombre : pour un papillon, un corridor peut être une simple rue – surtout si elle est piétonne ; ce ne sera pas aussi simple pour une araignée.
Après avoir passé 4 mois complets à sillonner 24 parcs de Marseille (chacun une fois par mois), la jeune chercheuse Marie-Hélène Lizée a mis en évidence la présence de 44 espèces différentes de papillons dans les parcs publics. C’est beaucoup, par comparaison aux 66 espèces recensées par l’OPIE (Office pour les insectes et leur environnement) sur le territoire communal, ou par rapport aux 54 espèces relevées dans un village très rural du Lubéron. Ne vous étonnez donc pas si vous trouvez un Vulcain (Vanessa atalanta, aux ailes noires et rouges) endormi dans votre garage pendant l’hiver. En effet, oubliez la légende selon laquelle les papillons ne vivent que quelques jours ; ils vivent souvent plusieurs mois !
Ce genre de recherche est extrêmement récent, en France et dans le monde. Pour d’évidentes raisons de rentabilité et d’application de la recherche, il aura donc fallu attendre les années 2000 pour que l’on s’intéresse aux papillons marseillais. Mais au-delà, le même travail peut être fait sur les coquelicots, voire sur ces graminées variées que l’on range dans la vaste catégorie de « mauvaises herbes », comme le fait, à l’échelle du quartier du Merlan, la collectif Safi.
Comment toutes ces recherches s’articulent-elles avec le politique ? L’un des lieux de relais entre chercheurs et services publics est l’Agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise (agAM), qui étudie un projet de « trame verte ». Le Grenelle de l’environnement recommande de « faire des trames », mais les services sont souvent désemparés. L’agAM, qui joue un rôle de conseil auprès des services de la ville, prête évidemment une oreille attentive à ce qui est en train de se tramer.
Le travail qu’est en train d’initier l’équipe de l’ANR Trame verte de Marseille a un immense mérite : avant d’agir, avant de construire ou de détruire quoi que ce soit, il nous apprend à mieux connaître ce qui est – à connaître, et donc à valoriser avec précision cette particularité marseillaise qui fonde l’existence même de ce blog « Ville sauvage » qui, depuis 2008, tente de tracer le portrait d’une ville-nature.
La découverte progressive de la variété du « tiers-paysage » par les chercheurs laisse à imaginer que la ville du futur ressemblera peut-être moins à une « ville durable » hygiénique et technologique, qu’à une « ville en friche », que l’on apprendrait à savamment ensauvager.
Baptiste Lanaspèze