Les théâtres de marionnettes et d’objets

Quelles nouvelles écritures ?

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Ce ventre là. Spectacle du Théâtre de Cuisine

A l’invitation du Théâtre Massalia et du Pôle jeune public du Revest-les-Eaux, des artistes, opérateurs culturels, auteurs et universitaires, ont disséqué les différents ressorts de la manipulation et de l’animation théâtrales. Ce théâtre plastique, visuel, de matières, de figures, de formes animées ou d’objets renvoie à des pratiques ancestrales qui traversent toutes les sociétés. «Il réunit un ensemble de savoir-faire et de représentations qui en font, paradoxalement, un paradigme du geste créatif »*.

Cette journée s’inscrivait dans le cadre des deuxièmes Rencontres artistiques du Var organisées par Le Conseil général 83. La collectivité territoriale proposait ainsi un vaste tour d’horizon des différentes pistes empruntées par les artistes pour explorer de nouveaux rapports à l’art et au public. Et de toute évidence, les théâtres de marionnettes et d’objets, « art du jeu de la manipulation, art de la conversion du regard et de la suggestion »** développent des modes d’intellection pertinents à partir desquels nous pouvons échafauder des projets d’existence. En alternant propositions spectaculaires, conférences et débats, le Massalia et le Pôle jeune public du Revest ont mis en lumière la richesse de ces écritures : à la fois langage technique et symbolique, à la fois pensée et art de montrer.

Les clés du théâtre
Depuis 30 ans, le Théâtre de cuisine construit des spectacles à partir de la puissance d’évocation des objets. Christian Carrignon, codirecteur artistique de cette compagnie, a offert un petit voyage dans cet univers « qui fouille dans les arts plastiques et le montage cinéma, qui va voir vers le muet comme on dit du cinéma muet et le parlant aussi, comme on dit du cinéma parlant ». Il bricole, à partir d’objets manufacturés et reconnaissables par tous, des hypothèses de vie bancales et fragiles mais désirables. En manipulant des bouts de plastique et de bois, des bouchons de lièges, des boîtes en fer, des bouteilles vides et des capsules, Christian Carrignon reconstitue un village et ses habitants. Avec quelques ficelles et beaucoup de métier, il anime cet univers décalqué sur nos rêves d’enfants. Un théâtre d’objet donc, mais aussi d’acteur, qui emprunte autant au western, qu’au péplum, au dessin animé ou aux comédies burlesques de Tati.

A écouter : Extrait du spectacle du Théâtre de Cuisine La table de cuisine, enregistré le 01/12/08 à Toulon par Xavier Thomas.
La table de cuisine


Retour aux racines sacrées
L’objet et la marionnette ouvrent sans doute des espaces de projections mentales sans équivalents pour « animer » des forces qui nous sont autrement invisibles. Pour Stéphanie Lefort, nous sommes bien face à un « art » au sens étymologique du terme : à la fois une façon d’être et une façon d’agir. Administratrice, auteur et programmatrice, Stéphanie Lefort a su mettre à profit son expérience professionnelle. Elle a notamment écrit un essai foisonnant, Marionnettes : le corps à l’ouvrage, dans lequel elle « dégage l’horizon autour d’un art qui, modestement, mais de façon limpide, aide à définir les principes mêmes de la création artistique ».
La marionnette n’est pas qu’un simple avatar du théâtre. Son origine serait à chercher du côté des productions bien plus anciennes de l’art de la statuaire. « Elle descend d’un temps où la réalité des figures invisibles se traduit par un travail sur la matière, à la fois objets fabriqués et sujets produits ». Sophie Lefort insiste sur cette double emprise sur le réel : à la fois esthétique et technique.
Cet art puise certainement sa source dans une aspiration au sacré et au besoin de « façonner », de rendre tangible ce lien. Et même si aujourd’hui elle est complètement désenchantée, la marionnette garde la trace de ce moment où pour les hommes, « elle ne représentait pas le Dieu, elle était le Dieu ». Cependant, en s’éloignant des Dieux, elle s’est rapprochée des hommes.

Populaire, subversif et toujours contemporain
Inventé sous la Renaissance italienne, Le Polichinelle se diffusera dans toute l’Europe. Les marionnettistes ambulants vont de ville en ville, participant, en même temps que la Comedia dell’arte, aux transformations du jeu théâtral. Simultanément, la dimension satyrique ne cessera de se renforcer. Punch en Angleterre, puis Guignol en France n’auront de cesse de remettre en cause les hiérarchies sociales.
La révolution sera aussi esthétique. Alfred Jarry et Edward Gordon Craig se servent de la marionnette pour casser le naturalisme théâtral. Cette histoire croisera les avants gardes du XXe siècle, notamment les artistes du Bauhaus, Oskar Schlemmer en tête, hantés par le désir de réconcilier le corps et l’esprit, le symbolique et le réalisme, le biologique et le culturel. La marionnette va participer aux mutations esthétiques de la modernité : la remise en cause de la toute puissance du texte et des stéréotypes psychologiques. Il ne s’agit plus d’incarner une réalité trop insaisissable, mais de la signifier. L’art de la scène devient « une combinaison de signes plastiques dont il faut orchestrer l’harmonie : la lumière, le son, la maîtrise de l’espace, les décors, costumes, objets et accessoires… ». Même le corps se fragmente et se dématérialise. Et puisque je est aussi un autre, la marionnette est particulièrement bien placée pour traduire cette inévitable altérité. Elle ne cherche plus à faire illusion, mais à jouer avec elle. Le castelet n’est plus indispensable, les marionnettistes peuvent manipuler à vue ces miroirs plus ou moins déformants de notre complexité et de notre incomplétude.
De par sa double origine plastique et théâtrale, cet art s’adapte parfaitement aux mouvements d’aller-retour entre les différentes disciplines. Il s’empare sans complexe des technologies de l’image pour interroger l’hybridation des corps, leur dispersion et même leur disparition dans la réalité virtuelle. « L’art de la marionnette a cette faculté de rassembler, dans un geste a priori homogène, la multitude des fils qui nous relient au monde ». L’artiste sur scène n’a pas d’autres fonctions que d’évoquer ce lien. Loin d’être un démiurge, il nous invite au contraire à tracer notre propre chemin. Ces objets qu’il manipule témoignent autant de notre puissance créatrice que d’une séparation irréversible.

Le mouvement communicatif
Depuis bientôt 30 ans Jacques Templeraud, dit Manarf, exprime cette fragilité en jouant avec les mots, les gestes et de petits objets à priori insignifiants. Le voici donc seul sur scène en train d’aborder une question métaphysique essentielle : « Qui es-tu ? ». Cette tirade extraite d’Hamlet, pièce emblématique du trouble de l’identité et de la mise en doute de toute action, est aussi un clin d’œil adressé à la grande dramaturgie théâtrale. Jacques Templeraud interroge ainsi sa propre relation au théâtre. Il en profite alors pour nous entraîner dans une succession de scènes autant autobiographiques que fantasmées. Des petites expériences qui pourraient paraître dérisoires, si elles ne révélaient la mécanique invisible de la représentation, de la mise en scène, du jeu, de la scénographie…

A écouter : Extrait de la conférence spectacle de Jacques Templeraud Le mouvement communicatif, enregistré le 01/12/08 à Toulon par Xavier Thomas
Le mouvement communicatif


Jacques Templeraud extériorise la substance intangible de tout acte : le souffle, la respiration, l’énergie… Le plus grand spectacle du monde tient alors dans la paume d’une main. L’acteur peut convoquer sur le plateau l’univers tout entier, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Quelques malheureux bouts de papiers suffisent pour évoquer les grandes théories cosmologiques. Au fond, il ne s’est rien passé sur scène, ou si peu, tout s’est joué dans notre tête. « Entre ce que je vous ai raconté et la réalité : c’est votre responsabilité ».

Rendre la matière éloquente
La mise en parallèle du jeu théâtral et de la réflexion qu’il suscite, aurait été incomplète sans un espace de débat. Un moment d’échange, animé par Stéphanie Lefort, pour, à partir d’une réalité aussi hétéroclite, tenter de construire des espaces de convergence. Roland Shön s’est ainsi saisi de la notion de bricolage. Ce psychiatre de formation, auteur, constructeur, interprète et metteur en scène, a rappelé que le bricolage, tel qu’il a été envisagé par Claude Lévi- Strauss, donne accès à une forme de connaissance du monde qui trouve son origine dans « la pensée magique ». « Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements »***. Le bricoleur travaille avec ce qui lui tombe sous la main. Il accumule des objets qu’il réutilisera à d’autres fins. Il fabrique du nouveau à partir d’éléments hétéroclites et « précontraints ». Sa posture est différente de celle de l’ingénieur qui en quelque sorte s’applique à effacer « la trace de la main ». Pour Roland Shön, l’art se situe à l’intersection entre la pensée magique et la science.
Catherine Sombsthay, directrice artistique de la Compagnie Médiane, interroge alors la puissance d’évocation de la matière. Comment à partir d’un objet concret générer de l’abstraction ? Elle dresse un parallèle entre la marionnette et la peinture figurative. De même, l’objet est forcément « réaliste ». On peut certes jouer avec ce qu’il signifie, mais le lien entre signifiant (l’image acoustique ou visuelle) et signifié (la représentation psychique de cette image) reste contraignant. En vingt années de travail, Catherine Sombsthay a utilisé des objets de plus en plus abstraits « jusqu’à la matière, jusqu’au vent, jusqu’aux mots ». Elle s’intéresse désormais au technologies numériques qui permettent notamment d’immerger le regard dans un monde virtuel en 3 dimensions. La relation à l’objet s’en trouve fondamentalement transformée. « On joue avec un objet alors que l’on ne peut plus toucher ». Reste donc à ne pas perdre le contact avec l’humain. « Comment faire frotter le réel et le virtuel ? ».
Pour David Girondin Moab metteur en scène dans la Compagnie Pseudonymo, la marionnette est justement « un objet d’interrogation entre le vivant et l’invisibilité des mondes : le rêve, l’oubli, les morts et l’imaginaire ». La relation avec l’acteur-manipulateur ouvre une brèche et projette la représentation dans d’autres univers, par exemple le fantastique. Le jeu entre l’acteur vivant et la marionnette permet d’évoquer des spectres et des figures absentes ou fantomatiques.
Christian Carrignon envisage, lui, le théâtre d’objet dans une filiation avec le cinéma. « Cette invention a ouvert la porte à l’art moderne et à toutes les formes de déstructuration artistique. La réalité entre ainsi dans l’art, mais  à travers une vision poétique, elle nous revient en pleine figure ». L’utilisation de l’objet est bien une forme de connaissance en acte du monde. Et ce théâtre-là interroge forcément nos modes de vie : « Enfant de la société de consommation, il parle de l’endroit où l’on est. Ces objets banales appartiennent à tout le monde. Ils sont porteurs de petites émotions personnelles, de reconnaissance et aussi de mémoire individuelle ».
Bien sûr cette poétique dépasse le simple témoignage et le savoir faire technique. Jacques Templeraud : « Elle advient par accident quand l’objet nous surprend. Pour espérer devenir créateur, il faut être à l’écoute de cette surprise ». Et cette quête remonte bien avant l’invention de l’objet manufacturé. Roland Shön : « De tout temps, on a bricolé avec des objets, des mots, des pensées pour se protéger de l’insupportable de l’existence ». Pensée magique ou immanente qu’importe, elle dépend toujours d’êtres humains qui la mettent en jeu. Philippe Foulquié, directeur du Théâtre Massalia, rappelle que « Le théâtre d’objet reste un théâtre d’acteur. C’est par sa présence que l’acteur donne un sens aux matériaux qu’il manipule. Tout en affirmant la nature de l’objet, il  en transforme le statut ». Jacques Templeraud envisage d’ailleurs l’objet comme un véritable partenaire qui « donne plus de jeu à l’acteur ». Et Roland Shön de s’interroger : « Comment la présence d’un comédien rend plus présent un objet ? ».
Cyril Bourgois trace alors une différence entre théâtre d’objets et de marionnettes. Pour ce marionnettiste, l’utilisation d’objets renvoie à une relation à la fois plus personnelle et plus distanciée, mais moins fusionnelle que la manipulation de la marionnette : « Je dois rentrer dedans ». Jusqu’à créer l’illusion que l’effigie acquiert sa propre autonomie. Roland Shön : « Je suis particulièrement friand de ce moment où la manipulation devient une animation ».

Les écritures
Ce théâtre-là développe un langage polysémique qui repose autant sur la parole que sur l’action. Le texte n’est plus le seul détenteur du sens. Catherine Sombsthay a ainsi construit un spectacle où se mêlaient plusieurs langues. Le texte était autant porteur de sens, que de sons et de rythmes.
Cyril Bourgois doit, lui, tenir compte de la spécificité de chaque technique de marionnettes. « Certains textes fonctionnent et d’autres non. Un travail de réadaptation est souvent nécessaire. Des écritures peuvent convenir à la marionnette et pas au théâtre d’acteur. Et vice versa ». L’écriture naît aussi directement de la rencontres entre une compagnie et un auteur. La compagnie Arketal a ainsi mené plusieurs collaboration avec Jean Cagnard dont la dernière a abouti à un spectacle, Bout de bois, inspiré du mythe de Pinocchio.
Marionnettiste également, David Girondin Moab envisage le texte comme « l’endroit de résistance du vivant. Alors que l’oralité et la manipulation visent à reproduire le vivant ».
Roland Shön, lui, cumule les fonctions de metteur en scène et de dramaturge, mais il distingue les deux postures. « Quand j’écris, mon espace d’expression est la page blanche et rien d’autre. Certains textes trouvent ensuite leur aboutissement sur scène. Mais le passage au plateau les transforme. Des pans entiers du texte peuvent être supprimés. Le texte ce n’est pas du théâtre, c’est de l’écrit. Le théâtre vient après. Il va faire chair ». Cette écriture est donc un matériau. Jacques Templeraud : « Comme l’espace, il préexiste. L’acteur arrive sur scène et le transforme. Le texte joue entre nous. Il existe, il est là. Ça joue ! ». Autrement dit par Catherine Sombsthay : « Il faut trouver le geste de la langue pour trouver la langue ».

Jeune public ou tout public
Philippe Foulquié : « Il y a 21 ans, quand nous avons ouvert le Théâtre Massalia, nous étions totalement imprégnés par les a priori des marionnettistes vis-à-vis de la notion de jeune public. Ils refoulaient cette relation. Nous avons très vite changé notre approche parce que le public nous a démenti en venant le soir aux spectacles avec des enfants. Et en matinée, nous avions des adultes qui accompagnaient les enfants. La rencontre avec ce que l’on appelle le jeune public nous a permis de nous confronter à des propositions qui jouaient sur les formes, sur l’abstraction qui inventaient de nouvelles écritures. Il y avait-là un potentiel artistique dont il fallait s’inquiéter. Cette valorisation a sans doute amené les compagnies à s’assumer en tant que théâtre jeune public ». Car c’est bien dans la multiplicité des regards, des points des vues et des âges que le spectacle prend vie. « Le jeune public pour nous c’est du tout public. Un très jeune enfant ne comprendra peut-être pas le message du spectacle, mais, il s‘inscrira dans le lien social à regarder le même objet avec d’autres. A cet endroit, le spectacle relèvera d’une forme de confrontation, d’un choc nécessaire ». On s’en doute, Roland Shön refuse également de se voir cantonné dans une catégorie de public. « Je ne peux pas imaginer un spectacle sans enfant. Cette présence crée un décalage qui transforme le regard des adultes et leur apprend à s’étonner de nouveau. Mais je ne fais pas de spectacle pour les enfants, pas plus que je ne fais de spectacles qui s’adresseraient exclusivement aux plus de 60 ans, ou aux commerçants… Nous devons lutter contre ces enfermements ».
Comme le souligne alors Stéphanie Lefort en conclusion, nous sommes face à « un art inclassable et hybride. Un domaine très difficile à contraindre dans une définition ». Dans cette confrontation avec la matière, le corps apparaît ou disparaît, il est assujetti, morcelé ou unifié, mais il nous engage toujours à prendre position, à exercer notre libre arbitre. C’est sans doute cette liberté conquise qui rend la manipulation aussi précieuse.

Fred Kahn

La journée rencontre-débat « Théâtres d’objets, théâtre de Marionnettes : quelles nouvelles écritures », s’est déroulée le 1erdécembre, à Toulon, dans le cadre des Rencontres artistiques du Var organisées par le Conseil Général du Var.

* Stéphanie Lefort. Marionnettes : le corps à l’ouvrage (Ed. A la croisée ; 2007)
** Extrait de Cahier Partages n°3 « Le théâtre par objets interposés », septembre 2006. Office de diffusion et d’information artistique de Normandie.
*** Claude Lévi-Strauss in La Pensée sauvage (Ed . Plon ;1962)