Les Marseillais, les Vénitiens et leurs cathédrales

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©Fabienne Barre Fos/mer 1992

Marseille et Venise concourent pour être futures capitales culturelles de l’Europe. Elles mettent en avant leur situation historique au croisement « des civilisations » et «des mouvements culturels» où elles n’ont eu de cesse de «conjuguer l’accueil et la fusion» ainsi que « le dialogue entre les diverses cultures de l’Orient et de l’Occident ».
Ainsi « fondée sur l’alliance de l’immigration et de la population locale », elles ont su « trouver en elles de nouveaux équilibres ».
Derrière les discours officiels quelle histoire se cache-t-elle?

La similitude entre Marseille et Venise est forte.

Historiquement, Marseille et Venise sont les deux villes d’Europe à avoir bénéficié durablement du « privilège » – privata-lex – du commerce à l’est avec l’empire byzantin, puis l’empire ottoman. Le Chrysobulle, signé en 1082 par l’empereur byzantin Alexis de Comnène, donne l’avantage à Venise dans le commerce méditerranéen. Elle le gardera jusqu’au XVIIème siècle en grande partie suite au saccage de Constantinople avec son aide lors de la 4ième croisade.
Les Capitulations signées en 1536 entre François premier et Soliman le Magnifique donnent l’avantage aux commerçants français sous administration de la Chambre de commerce de Marseille.
Largement inspirées des privilèges accordés à Venise, elles permettent à Marseille de dominer le commerce officiel et la guerre de course en Méditerranée jusqu’à la Révolution française.
Marseille et Venise se développent comme « ville port », immenses hangars de marchandises avec leurs canaux, leurs carrioles et leurs maisons hangars, sorte de caravansérails.
Le site naturel défensif – la lagune pour Venise, l’amphithéâtre rocailleux pour Marseille – fonde le premier port.
Istanbul en assure le dynamisme. Lorsque Marseille comme Venise arrivent à dépasser les lignes de conflit, elles en tirent largement profit au niveau économique, culturel et politique.

Elles connaissent toutes deux, au XIXème siècle, une évolution industrielle. Sur les terres initialement occupées par de riches demeures, le « port usine »  dessine une nouvelle ville faite de citées ouvrières, d’usines cathédrales et de voies de transports.
Les quartiers au nord de Marseille et l¹île de la Giudecca, alors quasi “désertique”, connaissent un essor considérable.
Cette période dure plus d’un siècle pour s’interrompre brutalement.
La gestion des friches industrielles et des effets sociaux de la période post industrielle (chômage, départ de population) est encore d’actualité.
Le Centre de Venise perd en vingt ans 30 % de sa population, en passant de 100 000 habitants à 75.000 à la fin du siècle. Marseille perd près de 150 000 habitants et 50 000 emplois.
Deux nouveaux ports émergent au XXème siècle. Le port petro chimique à Porto Marghera et Fos XXL. Marseille traite 100 millions de tonnes de marchandises dont 60% d’hydrocarbures, ce qui en fait le premier port de la Méditerranée.
Le développement de ces nouveaux ports accentue la pression sur un environnement naturel déjà fragilisé : les Calanques de Marseille et la Lagune de Venise occupent respectivement plus de la moitié de la superficie de la commune.
Quant au port touristique, il accueille de plus en plus de bateaux de croisière.
En l’espace de dix ans, Marseille a multiplié par trente le nombre de croisiéristes (360 000 croisiéristes en 2005).
Sur la même période, Venise est passé de moins d¹un demi million à plus de 1,4 millions de passagers (2006). En 2007, Venise aurait accueilli plus de 20 millions de touristes. L¹accès au foncier, voire à l¹espace public, devient clairement une ligne de conflit.
Comme partout en méditerranée, la gestion des ressources naturelles et culturelles devient une source croissante de conflits. L’accroissement de leur valeur marchande (tourisme, économie de l’immatériel) et l’affaiblissement de l’intervention publique (maîtrise des dépenses publiques) favorisent les logiques de privatisation.

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© Fabienne Barre Marseille, Le port, bassin de la Pinède 2008

A travers leurs candidatures, Marseille et Venise posent d’emblée la dimension conflictuelle du patrimoine comme source de dialogue, de création de richesse et de possibles nouveaux équilibres.
Mais alors qu’elles ont su dialoguer avec les autres grands ports de la méditerranée et créer durablement des ponts (comptoirs commerciaux, maisons du commerce), elles peinent aujourd’hui à faire dialoguer leurs ports entre eux.
L’un joue contre l’autre. Le dialogue semble être rompu entre ceux qui font chacun des ports : bénéficiaires du tourisme, de la petro chimie, de la lagune, de l’industrie ou sans emploi. Alors que chacun contribue à construire sa part de ville, les rencontres et échanges sont rares : un vénitien du centre ville se rend peu à la Giudecca, quasiment jamais à Porto Marghera ni à San Marco. Les conflits d¹intérêts sont croissants, les intérêts en commun non énoncés.
L’initiative pour le moment est largement portée par des mouvements citoyens inquiets du devenir de leur ville et de la place qui leur est faite.
Ils cherchent à regagner du pouvoir sur la gestion du patrimoine pour réinventer leur propre avenir. Le patrimoine devient un moyen de se réapproprier la ville et son propre devenir sociale, économique et culturelle.
Depuis 1994, à Marseille, le programme européen de patrimoine intégré se passe au cœur des quartiers « Nord » pour que la reconversion en cours ne se fasse pas au détriment du patrimoine présent et de ceux qui y habitent, derniers témoins de l’aventure industrielle.
Il réuni autour du vallon des Carmes une conservatrice du patrimoine et plus d’une quarantaine de structures : paroisses, collectif d’habitants, entreprises.
Pour les journées européennes du patrimoine, auront lieu à Marseille, pour la dixième année, des ballades patrimoniales au coeur des quartiers nord co organisées cette année par le collectif du vallon des Carmes.
En octobre 2008 sera inauguré le “savon du vallon des carmes”, témoin de l’activité de la dernière savonnerie de ces quartiers et prémisse à l’ouverture d’un “musée usine”. Ce travail devrait à terme donner lieu à la création d’une fondation centrée sur l’émergence de modalités de dialogue public/privé dans la gestion des politiques patrimoniales, laissant une large part aux résidents.
Le patrimoine prétexte à ces expérimentations sera les sites carmélites en méditerranée avec comme premier objectif la gestion coopérative d’ici 2013 du seul monument historique classé et inscrit des quartiers Nord : la grotte des Carmes et son vallon.
Tandis qu’à Venise, une première expérience de ballade patrimoniale sera tentée à la Giudecca cette année entre une association de résidents « les 40xVenezia » et la Casa della memoria.
Le Molino Stucky, immense moulin, symbole de cette époque industrielle, rénové en hôtel de luxe, centre des congrès et résidence, sera au centre de cette ballade patrimoniale.
Il symbolise pour le maire de Venise « la citée ‘possible’ capable de combiner en elle la mémoire et l’innovation ». L’enjeu est d’aller à la rencontre des autres pour qu’ils nous racontent leurs différentes lectures de la rénovation en cours et que chacun puisse se réapproprier le patrimoine présent.
Cette préoccupation est partagée par le Conseil de l’Europe qui peine à faire émerger un droit individuel au patrimoine culturel.
Ce droit vise à nous faire passer du statut de « bénéficiaire » des politiques patrimoniales à celui d’« ayant droit » : ayant droit de participer à son repérage comme à son interprétation ou à sa valorisation.
Il ferait inévitablement émerger les lignes de conflit patrimoniales : conflits d’usage, d’interprétation, de mise en valeur, de choix de mode de conservation.
Le caractère individuel de ce droit permet d’aller vers une régulation des conflits qui prenne en compte l’ensemble des dimensions éthique, culturelle, écologique, économique, sociale et politique du patrimoine.
Il s’inscrit de fait dans une perspective de prévention des conflits et de développement soutenable.
Parce qu’il demande aux Etats de partager leur monopole en matière de politique patrimoniale et aux entreprises de co gérer la ressource patrimoniale, il a peu de chance d’aboutir dans un futur proche.
Aujourd’hui, seulement 3 états sur 47 ont ratifié la convention dite « de Faro » qui fonde ce droit.
Les ballades patrimoniales sont une concrétisation du terrain du droit au patrimoine culturel. Elles sont un point d’appui d’un chantier immense à ouvrir.

Quelles sont les autres actions possibles ?
Quelles ouvertures représentent la candidature de Marseille comme laboratoire de la démocratie culturelle et celle de Venise comme « société multi culturelle et tolérante » ?
Des liens sont ils possibles entre les deux villes ? Et avec le Conseil de l’Europe ?

Prosper Wanner gérant de la coopérative Place (www.place.coop)
et Christine Breton, conservatrice du patrimoine.

Article publié dans la revue Lagunamare (Venezia, septembre 2008)
dans la Marseillaise (Marseille, septembre 2008)
sur le site de social network 40xVenezia