Critique tunisien et enseignant de littérature française et de cinéma, Tahar Chikhaoui est le directeur des 3e Rencontres internationales des Cinémas Arabes qui ouvriront le 14 avril 2015 à Marseille. Un festival qui place les jeunes talents, l’ouverture culturelle et l’échange avec le public au centre de ses préoccupations.

 

Tahar Chikhaoui 2

Tahar Chikhaoui

Camille Lons : Pouvez-vous nous parler un peu de la genèse de ce festival ? Comment est né le projet ?

 

Tahar Chikhaoui : C’est l’association AFLAM qui organise le festival. Cette association existe à Marseille depuis 2000. Elle œuvre pour la diffusion des cinémas arabes à travers la projection de films et l’organisation d’événements à Marseille et autour de la Méditerranée. C’est à partir de 2013, à l’occasion de l’événement Marseille-Provence capitale européenne de la culture, que l’AFLAM a présenté cette idée de festival, dont le projet a été retenu par MP2013. La première session a donc commencé dans ce cadre là, et ils ont décidé de faire appel à moi. J’avais déjà organisé avec eux différents événements au moment où j’animais un ciné-club dans une salle de Tunis. On m’a demandé de présenter une conception, une architecture.

Mon idée à moi était de pérenniser le festival avec Marseille-Provence 2013. On a donc organisé une deuxième session en 2014, qui a très bien marché, et on entamera la 3e session dans quelques jours. On a eu un très bon accueil de la part des spectateurs et des critiques, avec autour de 5000 entrées. Ça répondait à un véritable besoin, une véritable curiosité de la part du public.

CL : Comment se déroule le festival ? Quel est le visage des cinémas arabes que le festival veut donner à voir ?

 

TC : Nous avons plusieurs sections qui cherchent à donner des regards multiples sur le cinéma arabe. La section « A la une », qui se déroule à la Villa Méditerranée, projette des films connus, de cinéastes importants, qui ont fait l’actualité récemment, comme Timbuktu, Les Terrasses, L’histoire de Judas, L’Oranais… Ce sont des films dont on parle beaucoup en ce moment et qu’on n’a pas toujours l’occasion de voir à Marseille.

 

La section « Un cinéaste, un parcours », ajoute elle une façon différente d’aborder le cinéma. Elle est dédiée à un cinéaste en particulier dont on retrace presque l’intégralité de la filmographie. C’est souvent un cinéaste encore actif, il ne s’agit pas de faire dans le patrimoine. On cherche un cinéaste entre deux âge, encore au centre d’une sorte de dynamique. Cette année c’est Jilani Saadi. On s’intéresse donc à son parcours, qui est un parcours vivant, dynamique, encore en cours de construction. C’est aussi cette image du cinéma que nous voulons promouvoir.

 

L’un des piliers du festival repose d’ailleurs sur les jeunes talents. Nous avons à coeur de les valoriser, de les mettre en avant. Quand on connaît la situation du cinéma dans les pays arabes, on ne peut pas mettre de côté l’importance de cette jeune génération, qui émerge et qui fait des choses formidables, mais qui malheureusement n’a pas ou peu de visibilité. On voulait donc donner à voir ce que font ces jeunes talents. La section « Jeunes Talents », qui se déroule au Mucem, est d’ailleurs la colonne vertébrale du festival. On présente là de jeunes cinéastes, avec des travaux très différents. On présente aussi bien des courts métrages, des longs métrages, des documentaires, des fictions. Pour nous ce qui importe c’est la qualité du film, qu’il dure cinq minutes ou trois heures.

 

“Je suis le peuple”, d’Anna Roussillon

“Je suis le peuple”, d’Anna Roussillon

 

CL : Pensez-vous qu’à travers la diversité on puisse définir « un » cinéma arabe, avec des points communs, une dynamique commune ?

 

TC : Je ne saurais pas définir un cinéma arabe, il y a trop de choses différentes, ça serait réducteur. Entre un pays comme l’Egypte qui a connu le cinéma en même temps que l’Europe à la fin du XIXe siècle, qui dispose d’une réelle industrie, et un pays comme l’Arabie Saoudite où il n’y a pas une seule salle de cinéma, la différence est immense. Ou même encore par rapport aux pays du Maghreb, comme en Algérie où le cinéma a commencé pendant la colonisation, c’était le cinéma colonial, puis s’est émancipé peu à peu avec l’indépendance, et est aujourd’hui encore très limité. Les situations sont extrêmement différentes entre les pays arabes. Le qualificatif d’ « arabe » en soi est très flou, très réducteur de la grande diversité des populations et des pays qui composent ce « monde arabe » dont on parle tant dans les médias.

 

L’un des principes fondateurs du festival est justement l’ouverture. Nous ne voulons pas nous enfermer dans une définition étroite de la culture arabe. C’est un adjectif un peu politique, réducteur. Notre objectif est d’ouvrir au maximum ces cinématographies les unes sur les autres. Il n’est pas toujours évident de faire voir des films marocains en Egypte, ou des films algériens au Liban, ou inversement. C’est donc notre rôle de les faire se rencontrer et communiquer. Mais surtout, nous voulons ouvrir ces cinématographies sur les autres cinématographies du monde, et ne pas les enfermer. Il y a beaucoup de festivals qui, en voulant protéger les cinémas minoritaires, ont tendance à exclure tous les autres. Ça fait un peu ghetto. Ce n’est pas du tout ce que nous voulons. Nous voulons au contraire mettre en avant ce qui les rassemble et qui dépasse la logique des frontières.

 

On retrouve ce principe dans de nombreuses sections. La section « Le Cousin » fait appelle à un cinéaste qui n’est pas du tout arabe. On le choisi cependant parce qu’on perçoit de affinités entre son œuvre et ce qui se fait dans le cinéma arabe. C’était un Sicilien la première année, puis un Tchadien, et cette année c’est un Portugais, Joao Canijo. De même, dans la section « Un critique, deux regards », on confie chaque jour à un critique la mission de présenter deux films de son choix, un film arabe et un film non arabe, dont il pense qu’il y a des liens entre les deux. Il s’agit de croiser les regards, d’ouvrir le cinéma arabe sur l’extérieur.

 

Enfin, ce n’est pas un festival qui est fixé à un lieu ou à un temps. On a tout un programme d’itinérance autour de la Méditerranée. On se déplace au Maroc, en Tunisie, en Algérie, en Italie, Espagne. Ça permet de faire circuler les films et de développer cette dynamique d’ouverture et de partage qui manque un peu parfois.

 

“Le Journal de Shérérazade”, Zeina Daccache

“Le Journal de Shérérazade”, Zeina Daccache

 

CL : Pensez-vous que le cinéma puisse être un instrument d’appropriation citoyenne, notamment dans des pays arabes où la démocratie est encore en construction ?

 

TC : C’est une vaste question. Est-ce qu’il y aurait une ontologie du cinéma ? Est-ce que le cinéma par définition pourrait être un instrument de cohésion sociale ? Ça dépend de ce qu’on en fait. En tout cas le cinéma est apparu au XIXe siècle, presque en même temps que la démocratie. C’est un lieu d’échange, convivial, où il y a un rapport entre l’individu et la masse qui est intéressante. Quand le film commence on est tout seul, et en même temps on est avec les autres. C’est quelque chose qui n’existait pas avant. Le cinéma permet de créer cette dynamique entre l’individu, avec un univers à lui, porté par des rêves, et le partage avec les autres. C’est très intéressant. Le cinéma est un art où après le film on va faire un débat, discuter. Ce rapport entre l’émotion vécue et la réflexion est passionnant. Le cinéma porte donc les éléments de quelque chose qui pourrait effectivement aire avancer une société. Maintenant il faut mettre en place des stratégies pour cela.

 

L’interactivité avec le public, la participation, sont des principes essentiels de notre festival. L’évolution du cinéma, des différents outils comme internet, ont fait que le rapport entre spectateur et cinéma a beaucoup changé partout dans le monde. Cette idée d’une caméra qui sépare celui qui filme de celui qui est filmé n’est plus du tout d’actualité. Il y a beaucoup plus de porosité, de mobilité de cette frontière. On a donc décidé de mettre en place des ateliers où les jeunes réalisent de petits films, où ils participent à la programmation du festival et présentent les films qu’ils ont choisis. Nous travaillons tout au long de l’année avec des établissements scolaires et des centres sociaux, qui viennent chaque mois regarder des films projetés à la Maison de la Région, échanger avec nous dans des débats. Ces ateliers sont absolument essentiels pour nous.

En plus des projections nous organisons aussi des tables rondes, autour de différentes thématiques pour inviter le public à échanger avec des spécialistes du cinéma.

 

Cette dimension d’échange avec le public est essentielle. On peut faire du cinéma un vecteur important de développement intellectuel, humain, social, économique. Il a cette capacité à toucher de manière universelle, de faire communiquer les culture entre elles, de dépasser les frontières nationales, ethniques, linguistiques qui sont souvent trop réductrices.

 

CL : Est-ce que vous avez le sentiment que le cinéma arabe pourrait prendre un nouvel élan depuis les Révolutions arabes ?

 

Je ne pense pas, car la situation reste encore très agitée dans de nombreux pays. En Syrie, en Libye, la situation ne permet pas le développement du cinéma. Par contre dans des pays comme la Tunisie ou l’Egypte, on a vu apparaître des choses, même avant l’éclatement des révolutions. On va peut être assister à l’émergence de quelque chose d’intéressant, mais c’est encore trop tôt aujourd’hui pour le dire.

 

Camille LONS

A propos de l'auteur

Étudiante en sciences politiques et globe-trotteuse inépuisable, curieuse de tout et surtout du monde arabe, je tente de faire le lien dans mes pérégrinations entre les deux rives de la Méditerranée. Rédactrice et coordinatrice régionale pour le journal en ligne MenaPost, je suis à la recherche d'une autre actualité, d'un autre regard sur les pays méditerranéens.