Les chorégraphes tunisiens Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou racontent à leur manière la révolution tunisienne dans leur dernière pièce « Sacré Printemps ! », présentée vendredi 27 mars dernier au Théâtre du Merlan à Marseille. Au milieu de dizaines de visages anonymes qui fixent le public, la danse oscille entre la révolte, l’enthousiasme, l’égarement, et la désillusion.

 

La pièce commence dans l’obscurité. La voix de Sonia M’Barek s’élève au-dessus de silhouettes qui peuplent la scène, encore à peine visibles. « Horrya », chante-t-elle, « la liberté ». Alors que l’obscurité se dissipe peu à peu, les silhouettes apparaissent. Ce sont les visages anonymes de dizaines de Tunisiens. Les vrais visages de la révolution. Hommes, femmes, jeunes, vieux, tous différents, ils fixent le public avec un regard grave et déterminé. On reconnaît aussitôt l’hommage rendu à l’artiste tunisien Billal Berreni, assassiné l’année dernière à Détroit. Sur les murs de Tunis, dans le dédale de la médina, sur les places et tout le long de l’avenue Bourguiba, le dessinateur venait la nuit déposer des portraits d’hommes et de femmes, figures anonymes, morts dans les manifestations tunisiennes pour défendre leurs droits et leurs libertés. Cependant les silhouettes muettes de Dominique Simon, inspirées de celles de Billal Berreni, représentent cette fois des personnes bien vivantes.

 

« Nous ne voulions pas faire de la scène un cimetière de martyrs », explique Hafiz Dhaou, « nous voulions des gens bien vivants, qui continuent encore aujourd’hui de se battre pour la Tunisie. »

 

C’est au milieu de cette population immobile et silencieuse que les sept danseurs évoluent. Tantôt animés par un mouvement de groupe, tantôt prenant leurs distances, se différenciant gestuellement du reste des danseurs, ils expriment les élans individuels des êtres qui s’unissent pour défendre ensemble une même cause, à l’image de la foule tunisienne lors des manifestations qui ont fait chuter le pouvoir de Ben Ali. Cette thématique de l’individu face au groupe se retrouve dans partition musicale, composée par Eric Aldéa et Ivan Chiossone et accompagnée par la voix douce et déchirante de Sonia M’barek.

 

« La musique montre parfois des dissonances, elle rassemble des nuances et des tonalités très différentes, mais parvient malgré tout à former un ensemble, une unité par-delà l’aspect multiple et divergent, à l’image du peuple tunisien », explique Aicha M’Barek.

 

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« Le « Printemps arabe » est un cliché qu’on plaque sur le soulèvement spontané d’une population qui cherche à reprendre ce qui lui revient de droit : sa liberté. »

 

Tout au long de la pièce, les mouvements hésitent entre la révolte, l’enthousiasme, l’égarement et la désillusion. Les corps s’unissent, se déchirent, s’affranchissent de la contrainte du geste, puis soudain hésitent, s’effondrent. « Nous avons sondé des façons de bouger sur place, au moment de la révolution tunisienne », explique Hafiz Dhaou, « et nous avons tenté d’en tirer une sorte de vocabulaire des corps, des lignes, pour créer une grammaire, un langage à part entière. »

 

Les chorégraphes se méfient cependant de toute interprétation trop politique de leur travail.

« L’information délivrée par les médias formate le regard », explique Hafiz Dhaou . « Les gens viennent voir la pièce déjà chargés d’images, d’attentes. Nous ne sommes pas des historiens, seulement des éponges de ce qu’il se passe dans les corps, de la façon dont les choses résonnent dans les corps. Nous ne voulions pas prendre en otage l’événement. Le « Printemps arabe » est un cliché qu’on plaque sur le soulèvement spontané d’une population qui cherche à reprendre ce qui lui revient de droit : sa liberté. »

 

Le titre de la pièce, « Sacré Printemps », est un écho au « Sacre du Printemps » de Stravinsky. « Ce qui nous intéressait dans la pièce de Stravinsky », explique Hafez Dhaou, « c’est l’onde de choc qu’elle a provoqué, le fait que certaines personnes aient refusé au début de l’écouter. Et pourtant, c’est une œuvre qui fait date et qui inspire encore énormément aujourd’hui par son énergie, sa force de remise en question. »

 

De la révolution musicale et artistique à la révolution politique et sociale, il n’y a qu’un pas. La danse se fait ici le chantre des forces vives de cette population silencieuse qui porte en elle une parole. Alors qu’à la fin de la pièce les mouvements des danseurs retombent, il ne reste plus sur la scène que les silhouettes immobiles, dont les visages et les regards parlent au-delà des mots.