Rima Tarabay est une femme libanaise engagée. Cette militante est sur tous les fronts quand il s’agit de défendre des idéaux politiques, la place des femmes dans la société libanaise ou encore le développement durable. Fondatrice de l’ONG Bahr Lubnan, « mer du Liban », elle cherche à faire du petit village de Naqoura le premier village écologique du Liban. Dans un pays miné par les divisions politiques et communautaires, elle conçoit l’écologie comme une nouvelle forme de citoyenneté, au-delà des clivages.
Camille Lons : Comment sont nées les associations Bahr Lubnan et Eco Town ?
Rima Tarabay : L’association Bahr Lubnan, « mer du Liban », a été créée en 2002 avec le soutien du Premier ministre libanais de l’époque Rafic Hariri. L’idée première était de sauvegarder la côte libanaise de la pollution. Au Liban il n’y a pas de station d’épuration d’eau, les égouts sont déversés directement dans la mer, et les seules rares stations qui ont été construites sont des stations primaires, qui filtrent l’eau mais ne permettent pas d’éradiquer totalement les microbes. Les Libanais se baignent beaucoup dans la mer, et celle-ci est extrêmement polluée, il fallait faire quelque chose. De plus, la situation politique de l’époque était assez difficile, nous étions encore sous occupation israélienne. Puisqu’on ne pouvait rien faire au niveau politique, je me suis dit, autant faire quelque chose au niveau environnemental.
En 2005, après la mort de Rafic Hariri, tout s’est arrêté. Nous devions signer un partenariat avec le village de Naqoura. J’ai donc décidé de signer malgré tout et de continuer l’aventure. Naqoura est un endroit magique, un village préservé comme il en existe de moins en moins au Liban, situé près de la frontière israélienne. Le Liban est très construit aujourd’hui, notamment sur le littoral, et Naqoura est l’un des rares endroits encore un peu sauvages. Le partenariat avait pour objectif d’aider à préserver ce village, puis celui-ci est devenu peu à peu un projet de village écologique. Nous avons créé la première école sans émission de CO2, nous avons aménagé des jardins publics et aidé à développer l’agriculture biologique.
Le partenariat a donné lieu rapidement à la création d’une nouvelle ONG, la petite sœur de Bahr Lubnan, Eco Town. La femme de Rafic Hariri, qui a voulu continuer le combat écologique de son mari, est aujourd’hui la présidente de cette association, et j’en suis la vice-présidente. L’idée était de faire dans chaque pays un village écologique qui servirait ensuite d’exemple pour tout le reste du pays. Nous avons aujourd’hui des partenariats au Maroc, en Slovénie, à Cassis, en Grèce et en Egypte.
CL: Les pays que vous avez cités se trouvent tout autour de la Méditerranée. Comment se fait le lien entre les rives Nord et Sud de la Méditerranée ?
RT : Cette ONG avait pour principe central la coopération entre les rives Nord et Sud de la Méditerranée. Nous avons établi des partenariats touristiques entre le village en Slovénie et Cassis. Nous avons aussi organisé un échange entre des enfants de Naqoura et de Cassis pour qu’ils se rencontrent et échangent sur leurs villes respectives. Je pense que nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres. Les pays du Nord sont plus avancés en matière de traitement des eaux et des déchets, mais ils sont plus industrialisés donc produisent plus de pollution, alors que les pays du Sud produisent moins de déchets certes, mais sont moins équipés pour les traiter.
Les pays du Sud ne devraient pas faire les mêmes erreurs que les pays du Nord, et en même temps, ils peuvent bénéficier de leur expertise sur beaucoup de questions environnementales. Nous sommes pour un réel échange environnemental et culturel. Le projet est soutenu par la Commission énergie, environnement et eau de l’Assemblée parlementaire européenne pour la Méditerranée. Ce soutien montre bien que l’environnement est une problématique commune pour tout le pourtour méditerranéen, et qu’elle doit être traitée en commun.
CL : Certains villages de la rive Sud ne regardent-ils pas avec défiance l’imposition par l’Occident de ces normes écologiques ?
RT : Il n’y a pas de défiance à partir du moment où les populations savent que cet échange se fait pour leur bien. De plus, nous refusons d’imposer un principe tel quel. Il faut adapter notre dialogue en fonction des contextes, des traditions de chaque pays. Nous tentons par exemple au Maroc de réinsérer l’agriculture dans les pratiques. Tout le pourtour méditerranéen a vécu une forte urbanisation, qui a mené à un certain délaissement de l’agriculture et du mode de vie rural. Il faut réussir à combiner la modernité avec un certain retour au système d’avant.
L’objectif n’est pas de leur imposer une vision occidentale, mais de leur permettre de retrouver des pratiques qui pour la plupart existaient déjà. J’ai été moi-même surprise lorsque j’ai rencontré un vieux paysan de Naqoura qui connaissait tout de la permaculture, même s’il ne l’appelait pas par ce nom. Toutes ces choses existaient bien avant que nous commencions à nous préoccuper de l’environnement. Il faut donc valoriser ces traditions, et non tenter d’adopter les faux comportements des Européens.
CL: Existe-t-il des enjeux spécifiques aux pays du pourtour méditerranéen ?
RT : Oui bien entendu. La Méditerranée est marquée par des problèmes bien spécifiques. C’est d’abord une mer très sale, fortement polluée par les matières plastiques en particulier. Le pourtour méditerranéen est souvent composé de sols karstiques sur lesquels tout ce qu’on jette redescend à la mer. C’est un mer fermée, et chaude, où le tourisme est très important, et donc où il y a une pollution des littoraux dramatiques pendant l’été. La disparition des tortues de mer est l’un des signes marquants de cette pollution. Pour le Maroc qui donne aussi bien sur la Méditerranée que sur l’Atlantique, on voit bien que d’une rive à l’autre les problématiques ne sont pas du tout les mêmes.
CL: Les Libanais et les Marocains avec qui vous travaillez sont-ils réceptifs aux problématiques environnementales ?
RT : Les populations commencent peu à peu à s’intéresser à ces questions, mais il faut beaucoup de temps. Les sociétés, c’est ce qui met le plus de temps à changer. Le village écologique est une véritable philosophie de vie, il faut travailler sur les mentalités, les traditions, les principes de base. Souvent, la prise de conscience est plus forte s’il y a des intérêts économiques ou sanitaires directement en jeu. Des rapports récents ont démontré le lien entre l’usage de pesticides et le développement de l’autisme chez les fœtus. C’est le genre de chose qui permet de faire prendre conscience à la population des dangers de la pollution.
Le principe est le même lorsque l’écologie touche au domaine économique. On ne peut pas faire de l’environnement sans travailler sur l’économie. Il faut leur montrer que les panneaux solaires permettent de faire des économies, que l’usage des pesticides dégrade les terres cultivables, et que cela a un impact direct sur les récoltes. Il faut montrer que les répercussions sont bien concrètes et qu’il faut penser dans le long terme, et pas seulement avancer de grands idéaux. Les changements que nous leurs proposons ne doivent pas se faire à leurs dépens. D’ailleurs ils se rendent compte eux-mêmes des ravages des pesticides, et ça les encourage à collaborer.
Cependant, il reste encore des progrès à faire, notamment sur le tri des déchets. Au Liban, les mentalités sont parfois dures à faire évoluer. C’est un pays qui a vécu la guerre, les gens se disent « je pourrais mourir demain, pourquoi préserver la terre et penser à l’avenir ? ».
CL : Vous parlez de la situation particulière au Liban. Quel rôle pourrait justement jouer l’écologie dans la vie des Libanais ?
RT : J’ai fait ma thèse sur l’écologie comme nouvelle forme de citoyenneté au Liban. Je suis partie du constat que les Libanais sont en permanence divisés sur le plan communautaire et politique, et que seule l’écologie et le développement durable sont des notions qui peuvent les rassembler au-delà des clivages traditionnels. L’idée de territoire partagé qu’il s’agit de préserver est essentiel au vivre ensemble. Une nation a souvent une langue commune, une histoire commune, mais le plus important, c’est d’avoir un projet commun. Puisque nous sommes divisés, l’écologie peut jouer ce rôle de projet commun à toutes les communautés.
A Naqoura, le village est chiite, moi je suis chrétienne, la convention avait été signée avec Rafic Hariri qui était sunnite, et nous avons reçus des fonds américains. Pourtant ça n’a posé aucun problème. Nous avons pu mener ce projet à bien tous ensemble. Sur le plan politique, je milite très activement depuis que j’ai 18 ans, les gens à Naqoura me connaissent, ils connaissent mes idées, nous ne sommes pas toujours d’accord, et pourtant nous parvenons à dialoguer et à travailler ensemble. Pour moi, c’est vraiment le plus important.