Entretien avec Jan Lauwers à propos de sa nouvelle création Guerre & Térébenthine présentée au festival de Marseille.
par Emmanuel Moreira
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» Stefan Hertmans est un ami qui m’est cher. J’aime travailler pour et avec mes amis. Guerre et Térébenthine est un livre qui me tient à cœur. Mais un roman à succès, un best-seller, c’est toujours dangereux. Guerre et Térébenthine est à Stefan ce que La chambre d’Isabella est à moi. On parle souvent de jalon dans une carrière, de paradigme dans une œuvre. Est-ce le meilleur livre de son œuvre ? Au sens capitalistique, certainement. Il est rare que chez nous, un poète tire quelque profit de ses écrits. Mais ça ne va pas plus loin. Guerre et Térébenthine est l’énième coup de poing cristallin d’un grand penseur, poète visionnaire et essayiste incisif. Il confère certainement à l’œuvre de Hertmans un relief supplémentaire. Il fait de lui un écrivain ‘classique’.
De plus, ces deux œuvres parlent de la famille de leurs auteurs respectifs, chez lui le grand-père, chez moi le père. C’est peut-être pour cette raison que j’ai tenté l’aventure : parce que de par mon expérience avec La chambre d’Isabella, je sais que nous vivons à une époque où l’art doit à nouveau revendiquer sa place au centre de l’espace public. En racontant des histoires aussi personnelles, qui sont de surcroît rectilignes et irréversibles, nous descendons péniblement de la tour d’ivoire dans laquelle nous nous étions confortablement installés au siècle dernier.
Stefan m’a demandé de ne pas l’ennuyer avec cette adaptation. Il m’a dit que je pouvais en faire ce que je voulais, qu’il passerait sans doute jeter un coup d’œil. Cela dénote une confiance radicale et une considération dont je n’étais pas peu fier. Mais en quoi consiste une adaptation, au juste ? A réduire 400 pages à quarante, c’est aussi simple que ça. Détruire neuf pages sur dix. Tenter de créer un spectacle de deux heures en mutilant un chef- d’œuvre. Je n’en étais que trop conscient. J’ai tenté, en m’éloignant d’un livre intéressant, de faire une pièce de théâtre intéressante. J’ai rajouté quelques difficultés pour y parvenir.
Dans l’adaptation, j’ai mis l’accent sur l’autonomie de chaque forme d’expression qui est présente au théâtre. Hertmans est poète, ce qui fait que dans ses romans il écrit des ‘phrases’. Je n’ai donc pas changé un seul mot, je n’ai rien rajouté, j’ai seulement transformé par moments la troisième personne en première personne pour rendre le récit plus dynamique d’un point de vue théâtral.
J’ai demandé au compositeur Rombout Willems d’écrire pour un trio classique : piano, violoncelle et violon. Un compositeur contemporain qui accueille le classique dans son travail. A mon sens, la véritable tragédie du livre réside dans le fait que le vingtième siècle est impossible à comprendre, et que pour la plupart des gens, l’art moderne et contemporain s’est avéré impitoyablement rapide et iconoclaste. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le héros de l’histoire. Il a été broyé par les horreurs de ce vingtième siècle et par sa propre incompréhension de ce que devrait être la beauté.
Afin d’illustrer cela, j’ai demandé au performer et plasticien et dessinateur virtuose Benoît Gob d’étudier le dessin et la peinture académiques du 19e siècle, et d’incarner sur scène le copiste ‘virtuose’.
J’ai aussi transformé le narrateur en narratrice. Cela crée une lecture radicalement différente du livre ; cela fait de la pièce une entité autonome. J’ai également, un peu contraint et forcé, omis les pensées réflexions toutes personnelles de Hertmans, les cogitations du narrateur, qui donnent à l’histoire une coloration particulière. Pour qu’un autre conflit puisse naître sur la scène. Car le théâtre, c’est toujours du conflit. Chaque minute sur scène est un conflit. En confiant le récit à une femme, une nouvelle tragédie émerge. Ce n’est pas un hasard si ce rôle est joué par Viviane De Muynck. Elle est non seulement l’une des actrices les plus attachantes à errer de par l’Europe (n’hésitez pas à prendre cette précision au pied de la lettre), mais c’est aussi une amie chère et tout comme Stefan, une complice importante. J’ai aussi rajouté un nouveau personnage : l’ange de l’histoire, joué et développé par Grace Ellen Barkey, ma muse et mon refuge. Elle est la pensée ‘originale’ du lecteur. L’observateur subjectif qui recolle les morceaux par la pensée et qui ne distingue pas entre les vivants et les morts, le passé et le présent. En entamant l’adaptation en pensant à ces deux femmes, et en sachant que je pouvais compter sur l’immense clairvoyance dramaturgique de Viviane, j’ai osé m’attaquer à ce chef-d’œuvre bouleversant. «
Jan Lauwers