De « Flexn » à « Do the right thing » en passant par Beyoncé et « Orange is the new black » : focus sur des oeuvres et des artistes qui s’imprègnent d’une actualité brûlante pour mieux la dénoncer.

Le 17 juillet 2014, dans le quartier de Staten Island à New-York, Eric Garner, un afro-américain de 44 ans père de 6 enfants, est interpellé dans la rue par deux policiers, qui l’accusent de vendre des cigarettes à la sauvette. L’homme nie ces allégations et face à son refus de mettre les mains derrière le dos, l’un des policiers lui administre une prise d’étranglement (« chokehold »), prohibée par le New York Police District depuis 1993. Eric Garner, en surpoids et asthmatique, meurt étouffé quelques minutes plus tard, devant la caméra portable d’un riverain, qui a intégralement filmé la scène. La vidéo sera massivement partagée sur les réseaux sociaux. Les derniers mots d’Eric Garner, « I can’t breathe » (« je ne peux plus respirer »), seront repris lors des mouvements de protestation anti-racistes qui suivront pendant plusieurs semaines, dans de nombreuses villes des Etats-Unis.

Carte interactive : les ravages de la violence policière pour l’année 2014 

À peine un mois plus tard, le 9 août, dans la ville de Ferguson, Missouri, Michael Brown, un jeune afro-américain de 18 ans, non armé, est abattu de 6 balles, dont deux dans la tête, par le policier Darren Wilson. Cet événement provoquera une série de manifestations dans tous les Etats-Unis ainsi que les émeutes de Ferguson ; au cours desquelles 150 personnes seront interpellées. Le 24 novembre, le grand jury, constitué dans le cadre de l’enquête, décide de ne pas inculper l’agent de police responsable du meurtre du jeune Michael Brown. Cette décision relancera les émeutes dans la petite ville du Missouri et popularisera à l’international le mouvement de lutte anti-raciste Black Lives Matter.

=> À lire : Black Lives Matter, un nouveau souffle pour les voix des Noirs, Libération

C’est dans ce contexte que le metteur en scène Peter Sellars et le danseur Reggie « Regg Roc » Gray commenceront à élaborer la mise en scène de « Flexn ». Ces événements habiteront constamment la préparation du spectacle et bouleverseront le processus de création des deux hommes. À travers plusieurs saynètes, les 15 danseurs de la compagnie de Reggie Gray mettent en lumière les ravages provoqués par les inégalités sociales et des violences policières sur la société américaine. L’action prend place dans divers endroits ; des rues de New-York à la prison en passant par le domicile familial et le tribunal (où le rôle de la juge est tenu, symboliquement, par la seule danseuse caucasienne de la troupe). Sur cette toile de fond une danse, le Flexing, née dans le quartier de Brooklyn à New-York et inspirée du bruk-up jamaicain, et dont l’un des mouvement, le bone-breaking (littéralement « os cassés »), en est la signature. Pendant 1h30, la compagnie – composée en majorité de danseurs afro-américains – délivre une performance technique à couper le souffle. La bande son éclectique (Public Enemy, Kanye West, Lil Wayne mais aussi Imagine Dragons et Evanescence) démontre avec brio l’esprit caméléon de cette danse si particulière, conjuguant rythmes effrénés, pauses et figures de haute volée. »Flexn », c’est une succession de chorégraphies qui dresse un portrait de l’Amérique post-Ferguson avec force et intelligence. « Ces histoires nous hantent et continueront de nous hanter pendant très longtemps. » déclarera Peter Sellars dans une interview au New-York Times.

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(Crédits photos : Julianne Paul)

Ce n’est donc pas un hasard si, cette année, le film de Spike Lee « Do the right thing » était projeté dans le cadre du programme « Ecran(s) Total » pour le Festival de Marseille. « Le choix de ce film culte s’est rapidement imposé comme une évidence ; pour la trame, les thématiques abordées et parce qu’il entre en parfaite résonance avec le spectacle Flexn. » commente Julie Moreira, programmatrice d’Ecran(s) Total. « Do the right thing » prend place dans un célèbre quartier de Brooklyn, Bedford–Stuyvesant (dont la plupart des danseurs du spectacle Flexn sont originaires). Mookie, incarné par Spike Lee, est un jeune livreur de pizzas sans ambition, travaillant pour le compte de Sal, un italo-américain implanté dans le quartier depuis des années. Par une chaude journée de juillet, durant laquelle l’escalade de la violence ira de pair avec la montée des températures, Mookie va croiser une galerie de personnages insolites qui livreront, tour à tour, leur regard sur la cohabitation entre les différentes communautés de Bedford-Stuyvesant, pour le meilleur et pour le pire. Du générique de début jusqu’à la scène finale, le film est rythmé par le « Fight the power » de Public Enemy. Un hymne porté, revendiqué par le personnage Radio Raheem, passé en boucle et plein volume dans son poste cassettes qui ne le quitte pas. C’est ce même personnage qui mourra des mains d’un policier, étranglé au milieu d’une foule en délire, lors d’un règlement de comptes avec le pizzaiolo Sal. La mort du jeune afro-américain entraine alors un déchainement de violence qui se conclura par l’incendie de la pizzeria de Sal. Le lendemain, la vie reprend son cours, mais rien ne sera plus jamais comme avant.  

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Le personnage de Radio Raheem. Capture d’écran du film « Do the right thing ». ©40Acres&AMuleFilmworks

La mort de Radio Raheem n’a pas sans rappeler celle d’Eric Garner qui surviendra 25 ans après le tournage de ce film culte. Mais Spike Lee n’a pas pour autant réalisé une oeuvre d’anticipation : ce portrait de l’Amérique des années 80 nous rappelle clairement qu’en presque trente ans, la situation n’a guère évolué. À travers une mise en scène soignée et un humour corrosif, le réalisateur décrit avec brio les conséquences dramatiques que peuvent entrainer la montée du racisme et les amalgames. « Do the right thing » est peut-être sorti en 1989 mais demeure, malheureusement, plus actuel que jamais. 

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La caméra penchée de de Spike Lee illustre la progressive montée de la violence entre les différentes communautés. ©40Acres&AMuleFilmworks

Cinéma, musique, danse, séries : terreaux de contestation(s)

Ainsi, les événements de 2014 ont eu sans conteste un fort impact sur l’art et la pop culture aux Etats-Unis ces deux dernières années. Même si la brutalité policière n’est pas un phénomène récent, la violence, le rapprochement et la médiatisation internationale des meurtres d’Eric Garner et de Michael Brown ont engendré le développement d’un terreau de contestation encore plus vif qu’auparavant. Et cette année, c’est l’artiste Beyoncé qui s’est érigée en porte drapeau musical de cette protestation. Icône de la pop et du R&B,  « Queen B » a définitivement enterré son étiquette de diva et assume aujourd’hui pleinement son statut d’artiste engagée.

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Capture d’écran du clip « Formation » de Beyoncé. ©Beyoncé

Et c’est à travers Lemonade, son album le plus abouti et le plus revendicateur, que la chanteuse aborde pour la première fois les thèmes des violences policières et des inégalités sociales. Ainsi, le 6 février 2016, Beyoncé sort le premier clip de l’album, Formation, un premier choix symbolique qui donne le ton : tournée à la Nouvelle-Orléans, la vidéo intègre des samples du Youtubeur Messy Mya, un rappeur et comédien afro-américain assassiné en 2010 à 22 ans (l’auteur du meurtre ne sera jamais retrouvé). Deux séquences retiennent particulièrement l’attention. Il y a d’abord celle d’un jeune prodige du hip-hop qui danse face à un cordon de policiers en tenue anti-émeute matraque en main. Un véritable doigt d’honneur ironique lancé aux forces de l’ordre, comme si la simple vue de ce petit garçon Noir « justifiait » le port de la tenue blindée. Cette séquence n’est pas sans rappeler le meurtre du jeune Tamir Rice, 12 ans, abattu par un policier en novembre 2014. Ce dernier avait pris le pistolet à eau du garçon… pour une véritable arme à feu. Enfin, il y a le plan le plus symbolique de la vidéo, furtif mais bien présent : les mots « stop shooting us » (« arrêtez de nous tirer dessus ») tagués sur un mur. Mais c’est sans conteste dans le clip de Lemonade que Beyoncé frappe son plus grand coup en invitant, à ses côtés, les mères de Michael Brown et d’Eric Garner, pour un ultime hommage rendu aux deux victimes de violences policières.

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Les mots « stop shooting us » tagués sur un mur dans le clip « Formation » de Beyoncé. ©Beyoncé

{LE PARAGRAPHE QUI SUIT CONTIENT DES ÉLÉMENTS CLÉS DE L’INTRIGUE DE LA SAISON 4 D’ORANGE IS THE NEW BLACK}

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L’affiche de la saison 4 d’Orange is the new black. ©Netflix

Dans un tout autre registre, la fiction télévisuelle américaine est aussi de plus en plus marquée par le contexte social actuel et les émeutes de Ferguson. Et ce n’est pas la série « Orange is the new black » qui va faire exception à la règle. Véritable bijou d’humour noir, ce show produit par Netflix est une libre adaptation du livre de Piper Kerman « Orange is the new black : my year in a women’s prison ». On y suit le quotidien des détenues du centre pénitentiaire de Litchfield, à New-York. La série aborde de nombreuses thématiques ; des tensions provoquées par la vie derrière les barreaux en passant par la difficulté pour les différentes communautés de « cohabiter » ensemble. Mais « Orange is the new black »  tend aussi à dénoncer les failles du système carcéral américain. La saison 4, sortie le mois dernier, est sans doute la plus politique et la plus dramatique de toutes. En plus d’un problème de surpopulation carcérale créé par l’arrivée d’une centaine de nouvelles détenues, d’anciens Marines aux méthodes peu conventionnelles (et c’est peu dire) ont pris le contrôle de la gestion de la prison. Au fil des épisodes, les tensions entre gardiens et détenues s’accentuent jusqu’à prendre une tournure vraiment incontrôlable (un gardien forcera deux prisonnières à se battre en duel, sous l’hilarité de ses collègues). Mais c’est pendant l’épisode 12, au cours duquel les détenues, de plus en plus révoltées par l’attitude des gardiens, décident d’organiser une manifestation pacifique dans la cafétéria de la prison, que la situation va prendre une tournure encore plus dramatique. L’un des personnages phares de la série, Poussey, une jeune afro-américaine, meurt plaquée au sol par un gardien, alors qu’elle n’avait montré aucun signe de violence. Le corps de Poussey ne sera pas déplacé avant plusieurs heures. Tout comme celui de Michael Brown, qui restera étendu au sol pendant plus de quatre heures, à la vue de tous. La showrunneuse de la série, Jenji Kohan, a toujours voulu trouver l’occasion d’intégrer les événements de New-York et de Ferguson dans la série et de rendre hommage aux victimes, ainsi qu’au mouvement pacifique Black Lives Matter.  « Je pense que cela fait partie de notre travail d’artiste de mettre en évidence les problèmes de notre société » déclarera la réalisatrice dans une interview. « Il en va de notre responsabilité. » 

« I can’t breathe » seront les derniers mots prononcés par Poussey. Les mêmes qu’Eric Garner. 

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La mort de Poussey dans la saison 4 d’Orange is the new black. ©Netflix

 

Julianne Paul