Entretien avec Maurice Godelier réalisé par Philippe Geslin à Paris, le 5 juin 2006, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, publié dans le la revue ethnographiques.org, (Numéro 10 – juin 2006)

L’anthropologie dans la société

Ph. G. Comment peux-tu expliquer le « déclin » ou, peut-être moins radicalement, l’altération de l’engouement pour l’Africanisme aujourd’hui ?

M. G. C’est très complexe. 80% de la population africaine vit dans les villes. L’Afrique des villages existe toujours. Les gens des villes ont toujours leur arrière campagne. Mais il y a un phénomène d’urbanisation, de prolétarisation important qui peut-être intéresse moins. De plus c’est une Afrique très difficile à vivre, faite de désastres, de maladies, d’épidémies, de guerres civiles. C’est plus compliqué d’y travailler que de travailler en Amazonie. Je ne dis pas que ce n’est pas devenu difficile de travailler en Océanie maintenant avec les guerres tribales qui s’y sont développées, la corruption et la quasi-faillite des Etats fabriqués après la seconde guerre mondiale et la conversion générale à un christianisme aux mille sectes diverses.

Je ne suis pas africaniste et je n’ai de leçon à donner à personne. On est tous concernés par la situation actuelle de l’Afrique souffrant de multiples maux et comme à la marge des transformations des autres continents. Toutes les sociétés sont intéressantes. L’Afrique a été désertée en partie par les anthropologues en tout cas français. C’est également le cas pour d’autres régions du monde. Et dans ce vide ce sont les sciences politiques qui arrivent pour étudier les régimes politiques en place, la corruption des élites, la géostratégie. Ce sont elles qui se sont intéressées à l’évolution de l’Asie Soviétique. Les sciences politiques sont utiles et nécessaires, mais elles viennent souvent travailler dans ces pays avec des méthodes plus floues que les nôtres. Mais aussi plus tournées vers l’analyse des transformations les plus récentes, plus globales.

J’étais aux Etats-Unis récemment. Les américains mettent beaucoup d’anthropologues en Asie centrale, Kazakstan, Kirghiztan, toute la zone islamique, pas pour faire de l’espionnage, mais pour avoir des informations sur les zones de conflit d’aujourd’hui et de demain. La puissance étrangère la plus importante en Afrique, après les anciens pays coloniaux, c’est la Chine. On est devant une reconfiguration mondiale des rapports de force et d’intérêt. L’hégémonie américaine est contestée. Si les anthropologues ne se penchent pas sur ces aspects, c’est de leur faute. Mais il n’y a aucune raison de penser que l’anthropologie n’a plus d’avenir. Au contraire, on n’a jamais eu autant d’avenir. On ne peut pas expliquer l’attentat des « Twin Towers » sans savoir ce que c’est que le Wahhabisme puisque 15 des 19 terroristes étaient originaires d’Arabie Saoudite wahhabite, c’est-à-dire appartenant à un courant fondamentaliste islamique apparu au 18ème siècle et associé étroitement à la formation de l’Etat d’Arabie Saoudite. A l’origine ce courant n’avait rien à voir avec une lutte contre l’Occident. Il était en lutte contre les mauvais musulmans. Aujourd’hui il est en lutte contre les Juifs, les Chrétiens, l’Occident et tous les Musulmans qui sont leurs alliés ou se laissent séduire par des valeurs occidentales.

Je ne vois pas comment on peut comprendre toutes ces transformations des mentalités des gens, les désirs de lutter contre l’Occident sur la base de l’Islam, sans avoir et l’histoire et l’anthropologie comme disciplines majeures, sans oublier la géopolitique pour les enjeux et l’économie. Ce n’est pas la biologie moléculaire ni la physique qui vont expliquer quoi que ce soit dans ces domaines.
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Ph. G. Pourquoi les anthropologues sont-ils si peu présents dans les instances de décision ?

M. G. Parce qu’ils ne savent pas parler aux politiques. Ils ne veulent pas le faire non plus. Les anthropologues en général sont très individualistes. Leur carrière est difficile. Il faut trouver un poste, entrer au CNRS. Ils ne cherchent pas trop à communiquer à un large public les connaissances qu’ils ont acquises des façons de penser, d’agir, de sentir des sociétés non-occidentales. Souvent également ils sont capables d’expliquer le sens de tel ou tel rite ou mythe, mais pas de donner une vue globale de la société qu’ils connaissent, de ses contradictions internes, de sa place dans une région ou une nation. C’est pourtant cela qui pourrait intéresser au premier chef des politiques.

Les hommes politiques on les voit d’ailleurs s’intéresser aux sciences sociales dans certains contextes. Depuis l’attentat du 11 septembre, les études islamiques sont encouragées partout. Des spécialistes comme Gilles Kepel, Olivier Roy sont sans cesse sollicités par le Ministère des affaires étrangères ou par des grandes entreprises qui investissent dans ces régions. C’est bien. Cela veut dire que de temps en temps, les politiques découvrent qu’il faudrait en savoir plus et que ce n’est pas dans les Ministères que se trouve ce savoir. Au moment de la prise de Bagdad par les troupes américaines, il y a eu le pillage du Musée, pillage qui n’a pas été aussi considérable qu’on le pensait. Toutes les autorités, françaises et américaines etc., ont eu recours à des grands spécialistes de Sumer, d’Akkad, pour identifier les objets qui avaient été volés et qui pouvaient déjà être entrés dans le trafic international des antiquités. Des savants, qui étaient peut-être marginaux dans leurs institutions sont devenus très importants dans ce contexte là, parce que possédant des connaissances irremplaçables.

Ce n’est pas qu’à mes yeux les politiques soient hostiles aux sciences sociales. Bien sûr il y en a toujours pour dire que les sciences sociales ne sont pas des sciences ou ne servent à rien en comparaison de la physique, mais ils devraient se rendre compte que la physique permet de faire des drones et de tuer les gens à distance sans pilote, mais elle ne permet pas de faire la paix en Afghanistan. Les politiques savent parfaitement qu’on ne sortira pas de la guerre en Irak par des triomphes de la technologie.

Ph. G. Est-ce qu’avec ces contextes, la circulation des hommes, des techniques, nous ne sommes pas contraints de repenser la restitution ethnographique, nos méthodologies ?

M. G. Bien sûr. Tout est à repenser. Mais ceci ne me place pas sur le territoire du post modernisme américain. Cette auto-flagellation chez certains de ces anthropologues, ce dénigrement de tout contenu scientifique dans notre discipline, cette sorte de démagogie qui consiste à affirmer que les Occidentaux n’ont jamais rien compris aux autres, que l’altérité de l’autre est absolue. Tout cela est à critiquer et à rejeter. Cela fait du « black & white », exactement comme Bush, mais à l’envers, l’axe du mal versus l’axe du bien. Nous sommes le mal face aux autres. Alors que pour Bush, les Etats voyous sont le mal face à nous. On a affaire à des gens qui ne vont plus sur le terrain. Ils se contentent de faire le procès généralisé de ce qu’ont écrit leurs prédécesseurs. En même temps ils reprennent à leur compte des critiques faites avant eux. Qui parle à qui ? Quelles voix sont absentes des livres des ethnologues ? Les femmes qui sont rarement interrogées sur le terrain, la situation coloniale de l’anthropologue ? etc. Toutes ces critiques faites bien avant le post modernisme sont reprises mais cette fois avec l’idée qu’on ne peut pas comprendre les modes de pensée et d’action des autres, qu’on ne peut qu’« évoquer » leur être… C’est quoi ça ? L’Amérique pourrit par la tête avec ça.

En même temps, je pense que cette crise est aussi une chose positive. Il faut traverser cela. Déconstruire nos disciplines de plus en plus, mais pour les reconstruire, non pour les dissoudre dans de vagues narrations « culturelles » ou les faire disparaître. Dans beaucoup d’universités américaines ou du monde anglo-saxon on a assisté à la conquête du pouvoir, département après département par les postmodernes qui dès lors marginalisent ou ridiculisent leurs collègues.

Déconstruire mais pour reconstruire. Par exemple il m’a fallu 20 ans ou 30 ans pour contester cette proposition de l’anthropologie que les sociétés dites primitives sont fondées sur la parenté. Quand je suis arrivé en Nouvelle Guinée, les Baruya étaient une société sans classes sociales, sans Etat. J’ai d’abord vu 15 clans. Donc je pensais être en présence, une fois de plus, d’une « Kin based society », d’une société fondée sur la parenté. Il m’a fallu des années d’enquêtes et d’analyse de mes propres données (M. Godelier montre un fichier métallique gris, contenant plus de 5000 fiches de terrain) pour parvenir à voir que ce ne sont pas les rapports de parenté qui font la société Baruya. Je me suis donc posé la question : Qu’est ce qui en fait une Société avec un grand nom, les Baruya, qui est en fait le nom d’un clan particulier. J’ai été obligé de conclure que c’étaient des rapport politico-religieux qui regroupent tous les gens quelques soient leur lignage et leur village et leur attribuent une identité globale qui s’ajoute à leurs identités particulières et en fait une société. Je me suis demandé si c’étaient les rapports économiques entre les clans qui leur fournissaient une base commune qui en aurait fait une société. Ce n’était pas le cas non plus. Ces faits venaient contester la théorie des modes de production comme base de la société, ou la théorie la parenté comme base de la société primitive. Mais cela conteste aussi les idéologies conservatrices qui affirment que la famille est le fondement de la société, c’est faux. La famille n’est nulle part le fondement de la société. C’est un lien essentiel pour l’individu qui lui permet de survivre, de grandir, de devenir adulte. Mais les rapports de parenté ou la famille ne vous donnent pas des écoles, des portables, un hôpital, etc.

Les anthropologues ont leurs matériaux de terrain. Mais on les regarde pendant longtemps avec ce qu’on a appris dans les livres et qui fait écran. Pour détruire les écrans intérieurs, c’est très dur. Beaucoup d’anthropologues ne le font pas. Ils ramènent de très beaux matériaux et pour les théoriser souvent ils vont dans le sens de la mode qui privilégie certains thèmes, le corps, le « Self », les « genders », etc. C’est utile, mais il faut en voir les limites. Et la notion de corps ne fait pas disparaître le concept de « société ». Il faut déconstruire pour reconstruire et il faut le faire d’autant plus qu’on entre dans une nouvelle époque de conflits mondiaux, de reconfiguration mondiale des rapports de force et d’intérêt, l’Orient, l’Occident, de contradiction entre la globalisation des rapports économiques et la segmentation des cultures et des politiques, la multiplication des états, la Slovénie, la Slovaquie, la Tchéquie, etc. Cette situation ne va pas s’arrêter. Il faut la penser et pour la penser, il faut les sciences sociales, le recul du passé, la connaissance du présent.
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Tout autant qu’auparavant, il faut des sciences sociales. Le couple de tête, si l’on peut dire, c’est l’histoire et l’anthropologie, mais en même temps on ne peut pas se passer de la géopolitique et de l’économie, parce que les enjeux mondiaux sont stratégiques. On a là déjà quatre sciences sociales au premier rang. Avec elles on commence à comprendre. En même temps cela n’explique pas les religions et leurs complexités. Et puis il faut savoir les langues. Nous vivons une époque passionnante, difficile. Nous vivons à travers les sciences sociales la remise en cause de l’Occident et du capitalisme mais aussi en même temps leur domination.

Un dernier mot, très important. Je me rends compte de plus en plus clairement du caractère illusoire de la notion d’ « observation participante ». C’est une illusion fondamentale. Les anthropologues ne participent pas à la vie des autres. Ils observent. Participer c’est se marier avec une Baruya, c’est aller à la chasse avec les Baruya, c’est connaître assez leur mode de vie pour produire comme eux et avec eux ses conditions concrètes et quotidiennes d’existence. Les anthropologues ne produisent pas sur le terrain leurs conditions concrètes d’existence. Quand je vois les postmodernes mettre l’accent sur l’écriture et sur le problème de « Writing Culture », le premier problème est de savoir comment, avant même d’écrire sur les autres on a pu obtenir les données sur le terrain ? Et ces données peuvent avoir le caractère de données « objectives », c’est-à-dire correspondant à la réalité des modes de pensée et des pratiques des autres parmi lesquels l’ethnologue est venu travailler. L’ethnologue peut apprendre à chasser, à se représenter le gibier, la neige (les Inuit ont 70 noms pour qualifier les différentes sortes de neige), à pratiquer les rites avant et après la chasse, mais il n’investira pas ces connaissances pour produire, jour après jour, sur le terrain, ses conditions concrètes d’existence. L’observation participante est une façon de connaître, pas une façon de vivre.
J’ai mis beaucoup de temps à me demander ce que signifie « faire du terrain ». S’il fallait devenir à chaque fois identique aux autres pour comprendre les autres, on y arriverait pas. Cela met un problème en évidence : tout ce que les hommes ont inventé pour produire leur existence sociale, d’autres hommes peuvent le comprendre, même s’ils ne s’y identifient pas. On n’est pas obligé de devenir un Baruya pour comprendre les Baruya. Cela veut dire que l’altérité de l’autre n’est pas absolue.
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La situation actuelle, c’est une demande encore plus grande de rigueur et de réflexivité sur soi, pas seulement sur l’écriture. L’idée d’un livre faisant entendre toutes les voix, tous les acteurs, n’a jamais été réalisée, du moins l’idée que le livre serait écrit par tous les acteurs et que l’ethnologue ne serait qu’un acteur parmi les autres. En 1986 G. Marcus en avait annoncé la venue. Elle n’a pas encore eu lieu.

La situation actuelle est celle d’une demande de développement des sciences sociales, et de sciences sociales critiques. C’est difficile parce que l’ethnologue implique dans son travail la représentation que l’on va se faire des autres parmi lesquels il a vécu et travaillé et à propos desquels il écrit un livre ou produit un film.

Finalement, pour revenir à l’objet de cette interview, il est intéressant de voir les effets inattendus de circonstances contingentes. Aller en Afrique dans tel contexte, revenir, être en manque de terrain. Ensuite, comme une sorte de boule de billard qui fait des bandes, passer de la frustration africaine à une virtualité bolivienne, puis se retrouver en Océanie. J’y pars avec une liste de tribus que j’avais demandé à des collègues anglais et américains, par l’intermédiaire de J. Barrau qui avait été professeur à Yale. C’est grâce à lui que j’ai pris contact avec Rappaport par exemple, et puis je suis allé chez les Baruya qui n’étaient pas sur ma liste et pourquoi ? Parce que lorsque j’ai traversé la rivière Ramu à la nage pour aller chez les Waffa qui étaient les premiers nommés sur ma liste, les guides m’ont détourné chez les Wachakes, qui se sont avérés être des voisins lointains des Baruya. Quand je leur ai demandé pourquoi je me trouvais dans cette tribu, ils m’ont dit que c’était parce qu’il y avait deux femmes blanches qui étaient là et qu’ils avaient pensé que cela pouvait m’intéresser. Ces femmes étaient deux missionnaires, les sœurs Best. Je me suis retrouvé là où je ne devais pas être et je ne suis jamais allé chez les Waffa. Les soeurs Best étaient très bonnes linguistes et elles traduisaient la bible, mais elles n’avaient jamais pensé à recueillir les termes de parenté, ni les récits qui étaient le fond de la pensée des Watchakes sur l’origine des pléiades, etc. En quinze jours j’ai commencé à faire avec elles ce travail au point qu’elles m’ont dit que c’était Dieu qui m’avait envoyé. Et un jour elle m’ont montré à l’horizon une très grande montagne. Elles m’ont dit pourquoi n’allez-vous pas là-bas, chez les Baruya ? L’administration australienne vient de les contacter, on a un missionnaire, Dick Lloyd qui est là-bas. Le lendemain un petit avion est venu me chercher. Deux jours après, le missionnaire m’attendait… Les Baruya, non plus, n’étaient pas sur ma liste.

Quand on considère la succession d’événements contingents qui contribuent à faire une trajectoire de vie ! Mais tout n’est pas contingence, comme, par exemple la décision de retourner chez les Baruya après avoir visité d’autres groupes qui, eux, figuraient sur ma liste. C’était un choix réfléchi. Mais d’avoir rencontré les Baruya, c’était purement un hasard. Ca s’est révélé pour moi quelque chose de bien. Ca valait la peine.
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