LES MAITRES FOUS, DE JEAN ROUCH Rédaction 12 janvier 2018 Ethnologie Après avoir vu Les Maîtres Fous de Jean Rouch on ne peut que demeurer silencieux, et la réflexion menée par l’anthropologue au travers de son documentaire est inévitable. Le film débute par un avertissement de la part du réalisateur. « Sans concession ni dissimulation ». La cruauté et la violence de certaines scènes sont susceptibles de heurter la sensibilité des spectateurs, cependant Jean Rouch souhaitait les faire participer complètement au rituel de possession, qui montre indirectement comment certains africains se représentaient notre civilisation occidentale à l’époque de la colonisation. Les Maitres Fous nous fait découvrir des hommes membres de la secte des Haouka. Haouka qui signifie Maître de la Folie, ils sont les Dieux Nouveaux, Dieu de la Ville, Dieu de la Technique ou encore Dieu de la Force. Cette secte témoigne de l’apparition de nombreuses religions nouvelles au cours des années 20, lorsque des jeunes hommes de la brousse d’Afrique noire se rendirent dans les villes et furent heurtés à la civilisation mécanique. Le film est structuré en trois parties et Jean Rouch parvient à situer les membres de la secte des Haouka dans le contexte de l’époque, celui de la colonisation en Afrique noire, avec tout ce que cela induit, c’est à dire l’assujettissement aux sociétés occidentales associé à la découverte des nouvelles techniques mécaniques. Rouch nous donne ensuite à voir le rituel de possession auquel se livrent une fois par un an les membres de la secte des Haouka. Au lendemain du rituel, Rouch retrouve les membres de la secte dans leur environnement social, nous découvrons qu’ils sont ouvriers, voleurs à la tire ou encore soldats. Cette construction en triptyque, qui suit le déroulement des événements facilite l’ancrage des personnes filmées dans leur quotidien, et finalement le spectateur réalise que ces hommes, que l’on peut penser fous, violents et cruels, sont en réalité parfaitement intégrés à leur milieu. Ils ont su trouver un moyen d’accepter, ou du moins vivre, avec la domination quotidienne exercée par les sociétés occidentales. La nature des Dieux vénérés par les Haouka, la mise en scène du rituel ainsi que les éléments qui participent à son avènement témoignent également de la rencontre entre les sociétés traditionnelles et la civilisation mécanique, on assiste aux premières articulations entre tradition et modernité. La description exhaustive de l’anthropologue en voix off, et la multitude de plans assez courts et monter rapidement, nous permettent de saisir ce rituel dans sa totalité. Les Maitres Fous annonce l’avènement d’un nouveau type de documentaire, au plus près de l’action filmée. La caméra épaule, mobile, s’immisce dans l’instant qu’elle capture, sans le fausser mais en ayant tout de même conscience de la possible altération de la réalité qu’elle filme. Ce documentaire est avant tout ethnologique, riche en données ethnographiques, il rend compte du rite de possession annuel des Haouka. D’ordinaire les Haouka se retrouve au SaltMarket, le marché du sel, et jouent aux cartes. Mais le rituel filmé par Jean Rouch est particulier, en effet un dimanche dans l’année les Haouka louent des taxis, des voitures. Ils empruntent une route qui est probablement l’une des premières routes macadamisées d’Afrique, et des herbes folles tentent de pousser de part et autre du chemin, à l’image des Africains qui tentent de faire face à la colonisation et aux nouvelles techniques, importées par l’homme blanc. La cérémonie se déroule en plusieurs parties très codifiées. Les artefacts sont nombreux, comme des fusils de bois que les Haouka cognent entre eux pour reproduire le bruit des détonations, des drapés en hauteur qu’ils baptisent Union Jack, une termitière faisant office du Palais du Gouvernement, une statue à l’effigie du Général. Les éléments prenant part à la cérémonie de possession rappellent les occidentaux qui gouvernent. La présentation des nouveaux, des « malades » qui veulent intégrer la secte se fait lors de la première partie de la cérémonie. Il existe une distinction claire entre les nouveaux et les anciens Haouka. Seuls ceux qui ont déjà été possédé par un esprit Haouka peuvent porter un chapeau, les anciens battent les nouveaux, certains sont mal en point, mais c’est le prix à payer. Une fois les présentations finies, nouveaux et anciens se réunissent autour de la statue du général, sous les Union Jack. Un à un, ils s’accusent, ils confessent leurs méfaits, l’un d’eux se rend coupable d’avoir eu des rapports avec la femme d’un ami, depuis il est impuissant. C’est par la parole que ces hommes se libèrent et accèdent à la rédemption par une crise de possession. Un autre avoue qu’il a pensé du mal des Dieux Nouveaux, et il s’en excuse. Tous attendent beaucoup de leurs prochaines transes, qui les laveront de leur méfaits. Ils acceptent d’être puni par la mort si ils recommencent à nouveau. Un bélier et un poulet sont amenés, ce sont les amendes sacrificielles, ils vont être tués sur l’hôtel fait de béton. Les hommes se mettent en ligne, en formant deux rang ; les punis et les non-punis. L’homme qui tient le poulet balance son bras d’avant en arrière, signifiant ainsi aux Dieux Haouka qu’il sacrifie l’animal ni devant, ni derrière mais au milieu. L’hôtel de béton est recouvert du sang des animaux. Les punis sont conduits hors de la concession, et doivent attendre d’être possédés pour revenir dans le cercle sacré. Les hommes demeurant arrosent les arbres sacrés, les Union Jack et la termitière du gouverneur, tandis qu’on casse des œufs sur les marches et balcons du palais du gouvernement. Il est 10h du matin et un violoniste est venu pour jouer les airs des Haouka. En attendant la crise les hommes marchent, se lèvent, s’allongent. Ils attendent un chien. Le chien étant un interdit alimentaire totale, sa prohibition est telle que si les Haouka tuent et mangent un chien, ils seront plus forts que les hommes noirs et les hommes blancs. Certains hommes, les sentinelles, se saisissent des fusils de bois, et entourent les hommes qui dansent. La danse est une étape nécessaire pour que le rite fonctionne. Les non-initiés, c’est à dire ce qui n’ont pas encore connu de transe n’ont pas le droit de danser, ils sont chassés du lieu cérémoniel, les sentinelles armés sont placés aux alentours de la concession et surveillent, interdisent l’entrée aux punis. Ils tiennent sous leur feux les futurs possédés. Cette hiérarchie mise en scène par les Haouka semblent d’être l’une des représentations qu’ils ont de la présence des européens. Les Maitres Fous sont les Haouka, mais aussi les colons. La possession peut commencer, elle démarre par le pied gauche, puis le pied droit. Elle se manifeste par des réactions physiques, les yeux écarquillés sont quasiment révulsés, les corps des futurs possédés sont pris de sursauts, se secouent fortement, autour de leur bouches se forment une épaisse bave blanche ; les esprits des Dieux Nouveaux sont arrivés. Il est important d’appréhender ce film sans faire preuve d’ethnocentrisme, il faut prendre en compte le rituel dans son ensemble, admettre que tout ce qui le compose est vrai et fait sens aux yeux de ces hommes. Il semblerait que les Haouka soient possédés par des esprits en lien avec les européens et l’avènement de la civilisation mécanique. Il y a l’esprit du gouverneur, du caporal, un conducteur de locomotive ou encore le capitaine de la Mer Rouge. Les Haouka reproduisent les marches de parade de l’armée britannique. La locomotive fait des allers retours entre le palais du gouvernement et l’hôtel sacrificiel, le caporal effectue des saluts empressés. Une femme participe à la cérémonie elle est la représentantes des prostituées de la ville d’Accra et c’est l’esprit de madame Selma qui la possède, la femme d’un officier français, le premier à être arrivé au Niger. Le gouverneur vient inspecter le palais, les Haouka redoutent son verdict car ils risquent des amendes et punitions. Le gouverneur répète des mots en français et crie sur les autres hommes. Un homme casse alors un œuf sur la statut du gouverneur. Et c’est à ce moment, par le montage, que Jean Rouch pousse à la réflexion. Cet œuf représente les coiffes blanches que portait le gouverneur, et l’articulation des plans de possessions avec ceux des grandes parades de l’armée britannique témoigne de la pensée du réalisateur. Le documentaire ne cherche plus à être objectif, au contraire, il retranscrit une pensée particulière, celle du cinéaste, qui cherche au travers de son œuvre à passer un message, soulever une question. La voix off dit « Si l’ordre est différent ici et là, le protocole est bien le même ». Cette cérémonie témoigne aussi de la volonté des Haouka de démontrer qu’ils sont plus forts, qu’ils sont au dessus des autres hommes, noirs ou blancs. Ainsi ils ne craignent pas le feu, ils se déplacent en portant des torches enflammées, une chemise prend feu, on l’éteint mais personne ne semble sensible à la douleur. Pour démontrer cette supériorité, les Haouka vont sacrifier un chien, pour cela ils organisent une conférence, la conférence du chien. Les Haouka qui étaient dans la brousse, en crises, sont maintenant présent. Il s’agit de savoir qui va tuer l’animal. Dés que la bête est saignée les hommes se précipitent pour boire le sang de l’animal, parfois à même la plaie de l’animal ou sur l’hôtel en béton. Une deuxième conférence se tient, le chien sera t’il mangé cru ou cuit ? Le meilleur morceau, la tête revient au méchant commandant. On cuit le chien et emballe des morceaux, du bouillon de l’animal est versé dans des bouteilles de parfums vides, et les personnes de la ville qui n’ont pas pu venir pourront alors eux aussi manger une partie de ce chien sacrifié par les Haouka. En voulant faire partager l’animal sacrifié, les membres de la secte incluent les personnes qui en mangeront, dans le rituel, c’est une démarche solidaire et altruiste, peut-être qu’un morceau de chien pourra les rendre plus forts pour faire face aux hommes blancs et en faisant cela les Haouka intègrent d’autres personnes au rite. Les crises s’essoufflent, tandis que la location des taxis va prendre fin, il faut bientôt rentrer à Accra. Un à un les hommes possédés par les esprits des Haouka se rendent au palais du gouvernement où se terminent leurs crises. La locomotive ne veut pas partir, il dit que cette fête était très bien et que l’année prochaine il faudra réorganiser une fête comme celle ci, peut être deux. C’est ainsi, de cérémonie en cérémonie, par la parole, que le rituel se fixe et perdure. La nuit tombe et Jean Rouch quitte la brousse avec les anciens possédés. La troisième partie du film nous donne à voir ces hommes, la veille possédés, effrayant, dans la ville d’Accra, ils sont voleurs, soldat, ouvrier ou encore vendeur. Les anciens punis se sont rasés la tête et les larges sourires dénotent totalement avec les visages crispés de la veille. « Et en voyant ces visages souriants, en apprenant que ces hommes sont peut être les meilleurs ouvriers de l’équipe des WaterWork, en comparant ces visages avec ces visages horribles de la veille, on ne peut s’empêcher de se demander si ces hommes d’Afrique ne connaissent pas certains remèdes qui leur permettent de ne pas être des anormaux, mais d’être parfaitement intégrés à leur milieu, des remèdes que nous, nous ne connaissons pas encore. »Jean Rouch Ces quelques mots mènent inévitablement à une reconsidération de ces hommes, eux que l’on pourrait penser fous. Ils sont parvenu à trouver le moyen de vivre, malgré eux, avec les européens. Ils ont su accorder les techniques nouvelles venue bouleverser leur quotidien et les survivances de leur tradition . Ces possessions annuelles leurs permettent, un temps, de sortir de leur état de soumission, de frustration, pour être les seuls maitres, fous ou non, de leurs vies. Ils sortent de la norme, le temps d’une journée, mettant leurs corps et leurs esprits à l’épreuve. Une fois pas ans ces hommes perdent leurs esprits, accueillent en eux les nouveaux Dieux, ce qui leur permet, le reste de l’année, d’être intégré à un milieu qu’on leur impose. Amina Chaa Amina est étudiante en licence d’Anthropologie sociale et culturelle et en Cinéma à l’université d’Aix-Marseille.