Entretien avec Maurice Godelier réalisé par Philippe Geslin à Paris, le 5 juin 2006, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, publié dans le la revue ethnographiques.org, (Numéro 10 – juin 2006)

Le Mali : Une expérience africaine

Ph. G. J’aimerais que l’on parle ici d’un aspect méconnu de ton parcours d’anthropologue. Celui qui t’a conduit au Mali, en 1960, dans le cadre d’une mission réalisée au titre de l’UNESCO.

M. G. J’ai vécu un an au Mali et quelques semaines en Côte d’Ivoire. Après avoir passé une agrégation de philosophie, je me suis intéressé à la question de ce qu’on entend par « rationalité économique ». Peut-on démontrer la supériorité d’un système économique et social par rapport à un autre ? C’était une question philosophique, mais aussi à l’époque une question politique puisque la compétition politique à l’échelle mondiale reposait sur l’opposition socialisme/capitalisme, économie dirigée/économie de marché, etc. Jeune marxiste et philosophe, je m’étais posé la question suivante : Comment pouvoir démontrer la rationalité supérieure d’un système ? Bien sûr dans un contexte historique, pas en soi, ni éternellement. C’était une période où les jeunes gens comme moi n’étaient pas vraiment au courant de la transformation du socialisme en stalinisme, avec toutes les conséquences que l’on sait. On sortait de la guerre. La Russie avait eu 25 millions de morts sur les 53 millions de victimes de cette guerre. Elle avait lutté contre le nazisme. Tout cela avait fait écran pour des gens comme moi, Foucault et d’autres. Cela nous a caché pour un temps l’inégalité et l’oppression qui s’étaient développées dans ce socialisme réel. J’ai quitté le parti communiste en 1968, au moment de l’invasion de la Tchécoslovaquie. Le cours de l’histoire était alors devenu d’une clarté limpide.
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Il a donc fallu du temps pour que les gens comme moi en prennent conscience. Au début, on résistait. On ne pouvait pas y croire. L’engagement politique est aussi un phénomène d’utopie, de croyance. Il ne faut pas se faire d’illusion. Cependant l’important pour moi dans cet engagement, c’était d’aller contre la croyance. C’était la recherche de critères rationnels. C’était une démarche philosophique et qui, rétrospectivement, m’apparaît naïve.

Le soir de l’agrégation de philosophie, j’ai dit au jury que je ne voulais pas enseigner la philosophie. C’était une époque très féodale. Comme j’étais arrivé cinquième du concours, le jury m’a demandé ce que je voulais faire. J’ai dit : « faire autre chose que de la philosophie ». Le jury m’a accordé une année d’École Normale Supérieure où j’ai passé mon temps à lire de l’économie. J’ai suivi les cours de Charles Bettelheim, de Pierre Vilar et d’autres, puis j’ai suivi ceux du Centre de Programmation Économique qui était dirigé par Malinvaud et Charles Prou. J’ai passé plus d’un an avec des polytechniciens et des normaliens qui étaient formés pour le Commissariat au Plan, entre autres. Jean Cuisenier était avec moi. Nous étions deux agrégés de philosophie. Nous faisions de l’économie et des modèles mathématiques. On comparait, à l’aide de modèles, la rationalité d’un système de marché, avec ses équilibres, ses déséquilibres, ses réajustements…et puis celle d’une économie centralisée, etc. C’était l’époque des grandes discussions avec l’école d’économie mathématique polonaise (Oskar Lange, Michael Kalecki, etc.) ou hongroise (Kaldor). Tous ceux qui appelaient de leurs vœux une flexibilité du modèle soviétique étaient de bons mathématiciens.

C’est après cette année que je suis devenu chef de travaux de Braudel. J’avais dit à Braudel que ce qui m’intéressait, c’était de réfléchir au statut de l’économie dans des sociétés contemporaines, et non l’économie de gens déjà morts. Je n’étais pas historien. Je voulais étudier des systèmes vivants, avec des gens vivants. Passer ma vie dans le 17ème siècle ne m’intéressait pas. Braudel était très ouvert. Il m’a dit : « Faites ce que vous voulez, cultivez-vous ».

Car finalement, les grands débats sur ces modèles abstraits m’intéressaient moins que l’étude des économies réelles, même subordonnées au capitalisme. La conclusion logique et rationnelle, si l’on peut dire, c’était de passer non plus de la philosophie à l’économie, mais de l’économie à l’anthropologie économique. A l’époque, il n’y avait en France que Meillassoux pour s’en occuper. Il était passé par l’Université d’Ann Arbor puis était parti en Afrique et avait commencé à travailler sur l’économie des Gouro de Côte d’Ivoire. Je me suis moi aussi lancé dans cette aventure. Nous fûmes donc deux. Avant cela, il y avait eu un ouvrage sur l’anthropologie économique écrit par un Français, Olivier Leroi, que connaissait Levi-Strauss. Ce n’était pas un domaine exploré, alors qu’aux Etats-Unis il y avait un grand débat autour de Polanyi, entre substantialistes (Dalton) et formalistes (Scott Cook). Mais le marxisme n’était pas présent. A l’époque, il n’était pas arrivé aux Etats-Unis. Il a fallu attendre la guerre du Vietnam pour que les étudiants entrent en dissidence sur les campus américains, et qu’arrivent le marxisme et le structuralisme. C’est à ce moment là que Marshall Sahlins vient à Paris. Il fait du structuralisme et du marxo-structuralisme…
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Il faut reconstituer toutes ces histoires, tous ces contextes. C’est dans ces contextes que j’ai évolué et pris des décisions, notamment celle de faire de l’anthropologie économique. Je discute alors avec des amis dont Jean Boutillier qui était Directeur de recherches à l’ORSTOM (actuel IRD) et très introduit à l’UNESCO. Il s’intéressait à l’anthropologie économique, aux programmes de développement et d’assistance technique en Afrique avec des perspectives sociologiques et anthropologiques. C’est lui qui m’a fait savoir qu’il y avait un poste, une mission possible au Mali. Je ne sais pas si cette demande était formulée par lui ou par l’UNESCO. Il me disait : « Quelqu’un comme toi pourrait étudier les effets d’un « plan » sur une économie africaine après l’indépendance ». Le Mali venait d’être indépendant. Le parti au pouvoir était le Rassemblement Démocratique Africain (RDA). La branche malienne du RDA était très marxisante avec Modibo Keita et Madeira Keita. Charles Bettelheim y était conseiller du gouvernement. Il concevait des « plans » de développement pour les nouveaux pays socialistes ou du Tiers-Monde. Comme je le connaissais, cette conjoncture a conduit l’UNESCO à me financer une mission d’un an pour étudier les effets du « plan » sur les communautés villageoises du Mali. Il y avait au Mali le périmètre du Niger concerné par les plans de développement de l’irrigation et de la production de riz.

Ph. G. Comment s’est déroulée cette mission ?

M. G. C’était en 1960. Je suis parti à Bamako. J’y ai trouvé un appartement dans une maison qui n’intéressait pas les « blancs » parce que le grenier était envahi par des milliers de chauves-souris. Il n’y avait pas de climatisation. Les Européens n’aimaient pas ça du tout. Je trouvais cela très bien. C’était au milieu d’un grand jardin avec des arbres. Sur la recommandation de Charles Bettelheim, je me suis présenté à Madeira Keita. Il était Ministre de l’Intérieur. A ce niveau politique, j’ai été bien reçu. On m’a ensuite envoyé voir le Ministre du « plan ». J’ai alors demandé peut-être dix ou quinze rendez-vous avec ce Ministre. Il y avait un Ministre du « plan », un ministère du « plan » avec des jeep sur lesquelles était écrit « Ministère du plan », mais il n’y avait pas beaucoup de « plan ». Je n’ai jamais été reçu par le Ministre. A chaque fois, je restais assis dans le couloir sur une chaise, pendant des heures, pour finalement m’entendre dire que le Ministre n’avait pas le temps, qu’il devait partir.

Que pouvais-je faire ? C’était décevant. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Youssouf Cissé, un chercheur malien, spécialiste des Bambara. Nous sommes devenus très amis. J’étais parti de Paris avec à peu près une quarantaine de kilos de photocopies. Une malle entière. C’étaient des photocopies de l’époque, c’est-à-dire de vraies photographies. Chaque page était photographiée. Des dizaines d’articles américains, anglais, sur l’anthropologie économique. Je m’étais confectionné une petite bibliographie avant de partir en me disant : « Au cas où… ». Je n’avais pas grand chose à faire puisque ma mission n’avait plus vraiment d’objet. Je n’avais rien d’autre à faire, à part visiter le pays avec mon ami Youssouf. J’ai donc lu. C’était extraordinaire. Quand la saison des pluies est arrivée, toutes mes photocopies s’effaçaient avec l’humidité. Je lisais le plus possible, jusqu’au moment où la page devenait blanche. Finalement, j’ai presque tout lu avant que cesse la saison des pluies. Mais j’ai fait cependant quelque chose de très positif. Je suis allé à Tombouctou et j’ai proposé la création d’un musée pour conserver les Tariks et autres manuscrits précieux en possession des grandes familles Touaregs ou autres. Les manuscrits restaient en leur possession. Ils étaient conservés et restaurés par l’Etat malien et j’avais proposé de faire financer ce musée en produisant d’excellentes copies de ces manuscrits pour les grands instituts orientalistes de Chicago, de Moscou etc. qui auraient subventionné la construction du musée.

Ph. G. En l’absence de terrain véritable, quel « bénéfice » as-tu tiré de cette étonnante situation ?

M. G. L’un des bénéfices de tout cela a été la rédaction de mon grand article « Objets et méthodes de l’anthropologie économique ». Quarante pages. Une synthèse de thèses et de débats inconnus en France. Une synthèse avec une « patte » marxiste. Cette « patte » était facile à mettre.

Pour les formalistes, les hommes économisent, c’est-à-dire maximisent ou minimisent un objectif. Les schèmes du calcul économique marchand sont projetés sur toutes les sociétés. Je ne dis pas que cela soit complètement faux. Il suffisait de voir que dans toutes les sociétés les individus ont des stratégies pour se marier, conquérir le pouvoir, etc. Une stratégie, c’est une combinaison de moyens pour atteindre une fin. Fallait-il reprocher cette idée aux formalistes américains de l’époque, à l’école formaliste ? Mon ami Raymond Firth, que j’ai rencontré plus tard, était formaliste, contre les substantivistes et contre les marxistes. A mes yeux, il fallait avant tout séparer la projection sur toutes les sociétés des catégories marchandes de l’hypothèse que les gens, dans leurs conduites, cherchent à maximiser ou à minimiser des buts, des objectifs. C’est d’ailleurs ce que j’ai pu vérifier plus tard chez les Baruya. Quand ils coupent les arbres, ils coupent les plus gros pour qu’en tombant ils abattent les plus petits qui n’ont été coupés qu’à moitié. Ils s’épargnent ainsi énormément de travail, de peine. Ils minimisent leurs efforts, et ça n’a rien à voir avec le capitalisme. C’est le comportement rationnel des gens qui ont des buts à atteindre. Ce noyau d’une rationalité praxéologique, comme on le disait à l’époque, cette rationalité d’une praxis, je n’allais pas en faire la critique. On faisait la critique de la projection des catégories marchandes et d’une rationalité confondue avec la recherche d’un profit économique mesuré en argent, alors que les gens cherchent, par exemple, des avantages politiques ou religieux, l’accès à un statut, à la terre, etc.
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Face aux formalistes on avait les substantivistes comme Georges Dalton et la plupart des disciples de Polanyi, dont Sahlins, qui se situaient dans la lignée de l’économie classique à la Ricardo : économiser c’est produire des biens et des services, et les redistribuer. Très bien. Mais, et c’est pour cela que le marxisme avait quelque chose à dire, il manquait chez les uns et chez les autres toute idée de contradictions sociales, d’opposition et de conflits d’intérêts. Ce n’étaient pas des modèles puissants, mais ils étaient utiles. Le marxisme a cependant apporté une chose de plus. Une vision sur la succession des systèmes. C’est celle de Marx, mais elle n’est pas seulement la sienne. Le système féodal, apparu à la fin de l’Antiquité, disparaît ensuite en Europe dans des luttes différentes et compliquées. La dynamique des grands systèmes est fondamentale. C’était la perspective de Marx et des marxistes. Ceux-ci avaient cette perspective parce qu’ils espéraient que le socialisme succéderait partout dans le monde au capitalisme et aux autres systèmes vivant à ses côtés. La transition avait déjà commencé en Russie, en Chine, au Vietnam, etc. Ce devait être le futur de l’humanité : la succession des grands systèmes, ou plus simplement des systèmes.

Ph. G. Cette idée de système, justement, permettait de travailler avec les structuralistes.

M. G. L’idée de système a permis en effet à certains marxistes dont j’étais de travailler avec le structuralisme. Mais le structuralisme, celui de Lévi-Strauss en tout cas, n’avait aucune vision historique, puisque pour lui, l’histoire est fondamentalement de l’ordre de la contingence irréductible. Tandis que pour Marx, l’histoire est un mélange de nécessité et de contingence. Et la force de la pensée de Marx (pas forcément des marxistes), c’est que la dynamique d’un système est fondée sur ses contradictions : sur les inégalités structurelles, constitutives du système, entre maîtres et esclaves, serfs et seigneurs, capitalistes et classe ouvrière, ou aujourd’hui des travailleurs salariés. Il y avait donc dans l’approche marxiste, à l’époque comme aujourd’hui encore, une hypothèse incontournable : les rapports sociaux forment système. Ils contiennent et opposent les groupes sociaux, et leur opposition est constitutive de la structure même de ces rapports. On ne peut pas jeter ces hypothèses qui se vérifient tous les jours, même si le socialisme a disparu.
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Des semaines où je lisais, où je prenais des notes, ou j’avais le temps de m’approprier ces lectures et ces courants théoriques et politiques qui s’opposaient. Cette mission au Mali, ce voyage, a été très bénéfique.

Ph. G. Le Mali c’était une des premières expériences de « socialisme à l’africaine », comme l’a connue la Guinée après son « non » à De Gaulle, en 1958.

M. G. Oui mais je n’ai pas pu étudier ce socialisme africain, parce que si l’impression que j’ai eue de l’existence d’un Ministère du plan sans plan était vraie, le socialisme n’existait pas vraiment. Mais je ne voudrais pas avoir un jugement trop tranché. Je n’ai pas pu voir de près, sur le terrain, à quoi servait un Ministère du plan. Je suis allé à Ségou, à Tombouctou, en compagnie de Youssouf Cissé. J’ai discuté avec les gens qui étaient engagés dans des programmes de production de riz ou de coton dirigés par un organisme central de l’Etat qui regroupait et commercialisait ces produits. Il existait donc des éléments de la logique d’une économie socialiste. Je n’ai pas pu faire d’enquête, peut-être ai-je été trop naïf. J’ai cru que pour faire ce travail, il me fallait le feu vert d’un ministre et de son administration. Je ne l’ai jamais eu. De plus, le RDA, parti unique un peu à la manière du parti communiste, contrôlait de près les populations. Voilà donc mon expérience. Mais j’étais en Afrique et pour la première fois dans un pays « exotique ». En plus j’avais un ami anthropologue (Youssouf Cissé) que j’estime beaucoup et qui connaissait parfaitement les langues. Il faisait partie du clan des Cissé, le clan des griots des Keita. Je suis devenu son karamoko, son co-initié. J’ai connu sa famille. Ce fut ma première expérience anthropologique, très réduite, mais néanmoins passionnante.

L’Afrique a d’ailleurs joué un rôle d’enchantement, dans le sens où j’avais beaucoup d’admiration pour la société malienne. J’avais eu la chance de fréquenter le grand Amadou Hampâté Bâ. Il m’a accueilli chez lui. C’était un sage reconnu par les Africains. Il était peul. Il était à la fois un conseiller pour les Maliens et pour Félix Houphouët-Boigny. Il avait une maison près d’Abidjan, où il m’a reçu. Mais j’ai aussi beaucoup appris de nombreux Maliens rencontrés à Bamako ou dans le pays.

J’ai été envoyé une seconde fois en Afrique, en Côte d’Ivoire cette fois. Peu de gens le savent. C’était un peu pour les mêmes raisons. Mais en Côté d’Ivoire la gendarmerie française était au service d’Houphouët-Boigny. Un Français qui était alors directeur du plan de développement pour la Côte d’Ivoire m’a averti que ma mission était surveillée par la police française. Je n’ai rien pu faire. Je n’étais cependant pas un homme très dangereux.