C’est un film sans histoire, ou plutôt, c’est un kaléidoscope de mini récits, quasi anecdotiques, comme un recueil de courts métrages qui en apparence n’ont rien à voir les uns avec les autres. Le film de Juan Cavestany, Gente en sitios: des gens dans des endroits, des gens ici et là, nous plonge dans de multiples instants de vie, absolument banals d’où surgissent de subtiles bizarreries.
Un homme, une femme dans un restaurant. Il prend du poisson, alors elle prend de la viande, malicieuse. Le serveur écrit dans son petit carnet, écrit dans son petit carnet, écrit dans son petit carnet. Il reste là, planté, à écrire. Rire dans la salle. Gêne à table. L’homme et la femme n’osent rien lui dire. Cut.
Un couple, assis dans leur canapé. L’homme, grassouillet, regarde dans le vide. Sa femme l’interpelle: “Tu ne remarques rien de nouveau?” L’homme, absent: “tes cheveux peut-être? C’est bien” lui dit-il. Elle, troublée. “Vraiment? Tu ne vois pas?” Curieux silence. Elle a subi une chirurgie esthétique. Plus qu’un simple lifting, elle a pris le visage d’une autre, qu’elle a trouvé dans un catalogue. Pour remettre du peps dans la vie dit-elle, calmement, pour que son mari la désire à nouveau. Haussement d’épaule de l’époux aveugle. Cut.
Un beau jeune homme, en jean et chemise, vend des chips sur une route. Il passe de voiture en voiture, croise le regard d’un automobiliste à l’apparence cossus, en costard cravate, dans une grosse berline. Ils se reconnaissent. Se suivent du regard dans le rétro alors que la voiture avance. Le jeune homme, se sentant ridicule, cache les paquets de chips. L’autre, hésite à l’interpeller. Il ne le fait pas. Sur son tableau de bord, un dossier de demande d’allocations chomâge. Cut.
La fragmentation visuelle et narrative du film illustre cette rupture sociale qui sévit en Espagne. L’accumulation de ces bribes de vie, de ces fragments du réel, dessine petit à petit le paysage d’une société en déconfiture, où les gens sont de plus en plus isolés et de plus en plus passifs. Nous sommes en Espagne, mais l’on pourrait être dans n’importe quelle périphérie urbaine européenne, tellement le béton est partout le même, et nos vies, nos préoccupations, si semblables. Gente en sitios est un peu le portrait multiface d’un monde où les gens ont perdu leurs repères et ne trouvent plus de sens à leurs vies.
Mais cette critique punchy sur comment la crise financière a aliéné et isolé les gens, les défaisant de leur dignité jusqu’à parfois en devenir des non-hommes qui ne savent plus marcher, boire, aimer, croire ou dormir, se fait par le biais d’un humour bien particulier, plein d’ironie, d’irruptions absurdes et surréalistes, de folie contenue. Cet humour, très ancré dans la culture du théâtre espagnol du 19ème siècle a un nom: l’esperpento, et c’est la première fois que ces ressorts sont utilisés si consciemment au cinéma.
Déconcertant, parfois inquiétant, souvent absurde, Gente en Sitios débloque l’imaginaire au sein de notre réalité lissée et prévisible. Filmé en caméra épaule, avec très peu de moyens, quasiment sans script, la production du film incarne le cinéma en temps de crise. Si des acteurs très populaires en Espagne comme Maribel Verdú, Santiago Segura ou Eduard Fernández ont bien voulu participer à ce film pauvre, c’est parce que – dit-on de source proche – Juan Cavestany, le réalisateur, est « très gentil.” Une preuve, qu’on peut faire du cinéma, celui qui fait réfléchir en même temps qu’il surprend, avec comme seuls matériaux, des petits riens de la vie, un drôle de regard et beaucoup de bonne volonté.
A la sortie de la salle obscure, on a comme l’impression de s’être pris un coup de jus, comme si notre vision subissait soudain des interférences surréalistes. On scrute alors nos alentours, en se demandant si de la banalité ambiante naitra cette étrangeté à même de nous troubler… et on se rend compte à quel point nous faisons tout pour l’éviter. Heureusement, il y a le cinéma. Cut.
“Gente en Sitios” (2014) de Juan Cavestany
Diffusé pour les Ecrans Parallèles du FID, dans la sélection le cycle “El Futuro” dédié au cinéma espagnol
Projections le 2 juillet à 11h45 au Cinéma Les Variétés, et le 5 juillet à 10h à la Villa Méditerranée.